Vers Florina et la prise de Monastir

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Ce soir doit avoir lieu la relève des positions. Demain soir probablement départ. Vers 5 h ½ des obus commencent à rappliquer sur le pays et à intervalles irréguliers ils vont nous arroser pendant 1 heure. Plusieurs sont tombés sur le village, les indigènes ont fui dans la montagne, le tir s’est allongé et c’est dans le prolongement de notre camp que les obus tombent. Heureusement qu’il n’y a personne de touché. Le 30 août nous partons vers 10 h du matin, la plupart du T.R. nous a précédé et sont partis de bonne heure. Nous remontons le cours du ruisseau et obliquons à droite au moulin de Dzan. On fait halte, il fait très chaud, mais il y a de l’ombre, nous repartons vers 4 h, on monte toujours plus haut et finalement on arrive à la nuit tombante sans beaucoup d’incidents près d’Olasli. On installe le camp en lisière d’un petit bois de chênes. Nous restons ainsi le 31 août, puis le soir on repart plus à l’arrière, nous passons par Baisili et Karamudli ; par suite d’une erreur d’un guide qui nous a raté, nous partons, 3 hom-

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-mes et moi, jusqu’à Anevri. Là, point de camarades, on décide de camper et d’attendre au lendemain matin pour savoir où sont les autres. Il est onze heures, un mulet s’échappe à la suite d’une séance avec Coco, on ne le retrouve pas. Je ne dors guère, aussi vers 2 h, réveillé par le bruit que fait un mulet qui est derrière moi, je ne vois plus les 4 autres. Réveil brusque des autres qui partent à la recherche, grâce à un renseignement fourni par des artilleurs, ils les rattrapent ; il est 2 heures et jusqu’au jour le temps me paraît bien long. Enfin à l’aube, nous allons flâner auprès de l’Intendance, il y a énormément de trafic, augmenté par les Italiens qui sont ici très nombreux. Nous retrouvons 4 ou 5 camarades égarés qui nous rejoignent, enfin on vient nous chercher et nous rejoignons les autres. Il y a bien 5 à 6 Km, il fait une chaleur et une poussière épouvantable, la route est mauvaise, il y a mille incidents de

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route avec le convoi de mulets. Enfin nous arrivons au sommet d’un col (col du Marabout non loin de Kebedzelli) ; on campe au milieu d’un taillis de chênes. Devant nous, au loin, les Belès que nous avons quitté ; sur la route allant dans la direction de Demir-Hissar, il y a beaucoup de mouvement, les camions-autos Italiens passent à chaque instant ; nous autres, nous n’en avons pas pour le ravitaillement. Le 1er sept rien de nouveau, sauf un fort orage le soir. Le 2 sept 1916 nous déménageons et poursuivons la route qui passe à Rajanovo. Après avoir fait 2 Km nous nous arrêtons, on campe au pied de la montagne près de la route, encore au milieu des chênes. L’endroit est assez bien, l’eau est tout près et d’une fraîcheur ! … Nous restons ainsi jusqu’au 6. Quoiqu’il fasse très bon, il y a toujours des évacués et nos camarades disparaissent toujours. Le 6 sept - au matin nous partons pour l’arrière encore car nous devons embarquer à Sari-Guel. Voyage assez pénible

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vu la chaleur et la poussière ; nous passons à Anévri, puis Alexsia, enfin on arrive à Gramatna. Nous campons dans un champ de mûriers, non loin de l’oued. Pas de changement jusqu’au 9 où nous apprenons notre départ pour le soir. Il y a une forte canonnade direction de Guevgueli-Kilindrin ; depuis 2 h ce matin le canon tonne sans arrêt. Il a plu hier soir un peu mais ce matin il fait chaud. Quand pourrons nous embarquer, on ne sait rien de précis ni sur l’endroit où l’on va. J’ai reçu l’ordre de partir à 2 h et suis parti avec quelques camarades par le « tacot » qui va de Sari-Guel à Alexsia. Il nous a fallu attendre longtemps, enfin vers 4 h un 1er train est passé. On s’installe avec nos nombreux bagages sur les plate-formes ; il y a quelques Italiens qui descendent à Salonique puis un beau malgache qui, baïonnette au canon, est là sans doute pour l’ordre

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La machine est conduite par des Serbes, le service des voies est assuré tout le long par des Serbes ; voyage monotone à travers ces pays  incultes, on passe à Kukus, la ville qui est moitié neuve, moitié ruines, on arrive enfin vers 6 h. On s’installe près du terminus du « tacot », un abri fait à la hâte nous protégera de l’orage qui nous menace. Un camp de malgaches est à côté de nous. Bientôt il éclate et ce sera la pluie  presque toute la nuit ; inondation de notre abri, arrivée des nôtres vers 10 h, la pluie toujours. Impossible de monter une tente dans cette boue ; enfin on se prépare à 3 h du matin à partir. On arrive à Sari-Guel gare à l’aube. Embarquement mouvementé des mulets et vers 8 h ½ l’on part. Jusqu’à Salonique rien de bien saillant, mais à l’approche de la gare de Jonction les arrêts sont fréquents, nous revoyons le camp anglais avec son mouvement bien supérieur à tout autre. On arrive enfin à la jonction, il est 11 h. On s’arrête

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longtemps puis on repart sur la ligne de Monastir vers des pays nouveaux. Le voyage a été long, très long, vu les arrêts prolongés qui se sont faits en maints endroits. Le train a continuellement suivi la plaine, par endroits très marécageuse, peuplée d’oiseaux et gibier d’eau. La végétation commence dès qu’on monte à plus de 50 Km de Salonique. Arrêts si fréquents qu’on s’endort pour ne s’éveiller qu’au terme du voyage, il est 1 h du matin le 11 sept quand nous sautons sur le quai de la gare de Naoussa, débarquement sans incidents, puis on s’installe non loin de la gare. Sommeil léger jusqu’au jour ; après le café chacun va à son travail. Le pays où nous sommes est très riche ; les terres sont d’une fertilité extraordinaire, le maïs est de toute beauté, des champs de mûriers très bien soignés, il y pousse des

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aubergines, des tomates, piments, etc., en pleine terre sans beaucoup de culture. Il y a de toutes espèces d’arbres fruitiers ; on y trouve du coton aussi. Les indigènes nous vendent des fruits mais très cher. Nous partons le soir à 6 h pour Verria, la station avant Naoussa, on fait donc une douzaine de Km à l’arrière, on arrive vers 8 h ½ ; près de notre camp nous avons entendu dans la nuit des chants puissants partant de 1 à 2 Km d’où nous sommes. Le chant monte lentement, des centaines de voix entonnent la prière du soir, ce sont des soldats Russes, qu’il nous tarde de connaître. Au loin dans la direction Ostrovo-Monastir, le canon gronde sans relâche. Le 12 sept, quelle bonne nuit nous avons passée, chacun en a profité largement, le réveil est à 7 h. Nous nous trouvons non loin d’une rivière, près de nous une piste où passent fréquemment des indigènes presque tous montés sur leurs ânes

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Nous pouvons encore nous approvisionner de raisins frais et autres fruits. Le soir je suis allé en gare où il y avait un mouvement extraordinaire de camions de toutes sortes. Près de la gare se trouve le camp des Russes ; ils sont jeunes la plupart, presque tous médaillés et leur bonne mine fait plaisir à voir. Retour au camp puis le lendemain 13 réveil à 3 h, départ pour la gare où nous ravitaillons avant de rejoindre le régt. Il y a un grand trafic ce matin-là. Environ 2000 hommes de renfort sont arrivés dont un bataillon albanais ayant assez bonne allure. Nous partons sur une belle route, mais très encombrée. Nous traversons Verria, petite ville qui paraît faire beaucoup d’affaires avec le passage des troupes. Il y a foule d’indigènes aux costumes les plus bizarres ; il y a énormément de fruits et de légumes en étalage, de grands cafés-bars ayant bonne apparence. Nous continuons la route environ 7 à 8 Km et on s’arrête. Nous sommes à la Cote 370, il est 9 h ½. Le temps de se reposer un peu, de se laver et l’on mange la soupe, après sieste obligatoire car nous repartons ce soir.

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A 7 heures ½ nous sommes prêts à déboucher sur la route quand le 2è Bis de Zouaves passe, nous sommes forcés à attendre au moins 1 heure que tout soit passé. Enfin nous nous sommes mis en route. Quelle étape ! des à-coups sans cesse vu les voitures de la Colonne qui se trouve devant nous. Nous montons environ 15 Km, le pays est sauvage, la route suit la plupart du temps des précipices, des gorges très profondes au milieu des bois ; il y a des arbres géants mais on est surtout impressionnés par les virages aigus et bordant des centaines de mètres de précipices, tout cela est entrevu par un beau clair de lune. Nous arrivons à 2 h du matin au sommet, après c’est la descente très mauvaise par suite des pierres, virages et à-pics à tout instant ; enfin nous sommes arrivés à 4 h ½ le matin. Tous, nous sommes rendus, on se couche à la hâte et à 8 h réveil ; on se hâte, chacun est moulu de fatigue. Et l’on parle déjà de repartir ce soir … Renseignement pris, ce sera pour la nuit prochaine au matin sans doute ; il y a un va et vient

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continuel de gros camions de ravitaillement. Ils vont beaucoup plus avant. Encore des Km en perspective. Nous quittons Isiklav le 15 sept à 4 h du matin. Etape jusqu’à Karodgalov une quinzaine de Km fait par un temps superbe ; il n’y a que le trafic de cette route qui gêne, il y passe continuellement des troupes se rendant à l’avant et des camions-autos. Repos après l’arrivée au pays. Demain nous allons à Kajalar 32 Km. Le 16 sept étape et arrivée à Kajalar à 1 h 1/2 , pas d’incidents de route ; rencontré un convoi d’une soixantaine de Turcs conduisant chacun un chariot dont les formes rappellent les chars gaulois, des bâtons pointus forment les ridelles ; ils ont planté le long de ces bâtons des courges. L’aspect de toute la caravane qui va aux approvisionnements pour nous, est des plus drôles. Le 17 sept étape de Kajalar à Ajtos. On entend le canon, on pénètre dans le terrain occupé par les Bulgares il y a quelques jours. Un avion bulgare a lancé 2 bombes sur un gros rassemblement de camions

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et d’artillerie. Pas de dégâts, nous avons laissé la colonne pour aller à la gare de Eksichu ravitailler, pas de vivres d’arrivées ; nous allons à deux au village qui est près de la gare. Le spectacle est des plus désolant. Plus personne, les maisons bombardées, portes et fenêtres arrachées et toute la petite ville au pillage. Nous faisons comme les autres, Serbes, Russes ou Français, nous emplissons nos bidons de vin nouveau, dans tous les celliers du raisin en tas, dans de grands tonneaux, fûts divers du raisin fermente, le vin a coulé partout, il y en a 20 à 30 cm d’épais quelquefois, on goûte et l’on choisit pour prendre le meilleur qui est de bon goût. Les Serbes surtout font beaucoup d’emplettes. La Sous-Préfecture n’a pas souffert, on dit que le général Cordonnier y a couché la nuit passée. Nous revenons en gare, pas de vivres toujours, à 7 h nous rentrons bredouille à Ajtos, arrivée à 9 h 15, mangé la soupe à 10 h par un vent violent à la lueur du feu de cuisine. Bonne nuit quand même. Réveil à 6 h le 18 sept, le régt part à

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9 h, nous attendons l’équipe qui est allée en gare pour partir. Le village d’Ajtos est au pied de la montagne, il n’a pas souffert beaucoup de la guerre. Nous nous dirigeons sur Florina d’où le canon tonne sans cesse. Départ à 3 h, on grimpe la montagne par un mauvais sentier en lacets, on redescend et on remonte pour redescendre sur Négovani, on pousse plus loin, le terrain parcouru laisse entrevoir des traces de combats. Nous passons un village la nuit, puis on s’égare, erreur d’un guide. On marche au hasard, on décide de camper, on décharge les mulets. A peine endormi, il faut repartir, 4 Km encore et nous nous égarons après le village de Kukupeni, on revient au centre du pays, on campe et à 5 h on repart cette fois bien guidés. Nous faisons 4 Km pour arriver au village de Mahalla. Beaucoup de mouvements dans cette partie du terrain qui se trouve à gauche de Florina.

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La nuit dernière, plusieurs attaques se sont produites, le spectacle est toujours le même, que de voir le feu des fusées, canons, et fusils. Le matin du 19 tout est calme quand nous venons au pays et cependant nous pouvions être canonnés. Le 5è Bataillon est parti ce soir à 4 h aux avants-postes, toute la journée le canon et les fusils sont en danse. Il vient de passer 19 Bulgares prisonniers des Russes. Nous prenons un peu de repos car jamais nous n’avions été aussi fatigués. Le 20 sept nous avons levé le camp dans la matinée et passant par une piste un peu détournée nous arrivons de nouveau à Kutineni qui a été bombardée la veille, de là, nous montons un peu en arrière, 3 Km à peine, et nous voici au village de Plespica, là où nous nous étions égarés il y a 2 jours. Beaucoup de maisons abandonnées, on s’installe dans une grande cour près des bâtiments. Le soir tout le monde est casé. Le 21 sept la vie reprend comme d’ordinaire, il arrive des évacués de la région de Florina, la plupart Turcs, quelques albanais aussi. Pendant 2 ou trois jours le passage va continuer, il

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y en a une quantité qui s’est arrêtée au pays, à la fin on est gêné tellement il y en a partout. Du 21 au 30 sept nous restons au même emplacement, il y a la canonnade habituelle sur divers points et sauf 2 fortes attaques de nuit qui n’ont pas donné de grands résultats, la situation reste sans changement. A un moment on a cru la 117è Brigade, qui est à notre gauche, coupée, heureusement qu’elle a pu maintenir la liaison avec nous. Le 1er octobre 1916, des Russes arrivent dans le secteur, le 2 oct ce sont des Coloniaux qui viennent de France, on parle d’une nouvelle Division, beaucoup d’artillerie lourde arrive, la nuit on a entendu une forte canonnade à droite, côté serbe, le matin également le canon tonne sans arrêt. Le soir il arrive toujours de plus en plus de matériel et d’artillerie. Le 3 oct, coup de théâtre, le matin rien de nouveau mais après-midi on apprend que les Bulgares ont fui devant les nôtres ; le matin les Zouaves voulant avancer n’ont rien devant eux ; les autres

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Régts se portent en avant aussi. Ils vont à plusieurs Km sans rien trouver. L’artillerie suit le mouvement. Sans doute menacés par les Serbes, les Bulgares se seront repliés sur leurs positions de Monastir. Le soir l’ordre arrive de partir, mais vu le service nous ne partirons que le 4 au soir. Le Régt est à Kladerop à 10 Km en avant de Florina. La journée du 4 s’annonce belle, le soleil brille dès le matin, pas de bruits de guerre encore. A 11 h nous quittons Plespica, nous longeons Kutroveni et de là filons sur Pesosnica à 4 Km environ dans la plaine. On entend loin dans la montagne le canon des Bulgares. Ils ont du partir vite pour être si loin déjà. Dans les airs notre ballon se balance, il a fait aussi beaucoup de chemin depuis la veille. Nous arrivons au village assez important mais bien des maisons ont souffert des obus. On prépare le convoi journalier de vivres pour le Régt qui est à 10 Km plus loin, puis on monte les tentes et l’on se couche. Le 5 oct au réveil, il fait un peu froid, gelée blanche partout, le canon tonne depuis longtemps. Je vais à l’Intendance, en chemin partout des trous de tirailleurs qui devaient former les avants-postes des nôtres il y a 3 jours. A droite, à gauche et au fond on n’aperçoit à l’horizon que des montagnes, la vallée faisant un coude

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Toute la journée et surtout le matin, canon et fusillade. Les troupes coloniales continuent d’arriver, beaucoup de nègres, une Brigade est venue de Doiran par étapes. Nous quittons Pesosnica et allons camper plus avant à la station de Florina. Les 2 bâtiments principaux de la gare n’ont pas trop souffert mais un entrepôt a été criblé d’obus. Nous installons le camp à proximité et le long de la voie ferrée, autour du camp tout un système de tranchées de 1ères lignes des nôtres. Le soir c’est un défilé ininterrompu de convois se dirigeant à l’avant. Rencontré en venant ici le camion-auto de la Maison Olida fait le plein des bidons. Le 6 oct pas grands changements dans la situation, on attend tout le jour l’ordre pour aller plus loin. Le 7 oct nous partons après la soupe du matin et arrivons à Klestina vers 4 h. La 113è Brigade y est, les régts étant revenus de la montagne, le nôtre est à Dragos, 10 Km plus loin. Le soir les Bulgares ont envoyé 3 obus non loin du village. Le 8 je vais à l’Intendance 2 Km en arrière près de Klodérop. On fait la réception des vivres et sur la fin plusieurs avions ennemis planent au dessus de nous. L’un d’eux lâche une bombe qui tombe à 1 Km de nous. Pas de dégâts, les autres en laissent tomber plusieurs sur le camp d’aviation, 1 mort, quelques blessés, poursuite trop tard des nôtres, pas de résultats. Le soir le camp est déplacé et s’installé

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non loin de l’Intendance. Nous sommes à environ 800 m du village de Klodérop, rien de nouveau à signaler les 9 et 10 oct sauf de bonnes pêches aux grenouilles. Canonnade et fusillade habituelles. Le 11 oct nous quittons ce coin pour aller un peu plus près du Régt mais dans la montagne. Nous passons Klestina le Ht et arrivons près du village de Buff à 4 h. Le pays est très montagneux mais le site est beau, de beaux ruisseaux d’eau claire, des bois jaunis par l’automne et un air si pur. Nous installons le groupe près des bâtiments servant uniquement de granges. Toutes les maisons sont pleines de foin, on fait sauter les portes et chacun fait son nid, il y a si longtemps qu’on couche sur la terre. Les mulets ont eu du foin comme jamais. A 6 h ordre arrive : nous retournons le lendemain en arrière et le 12 oct à 5 h réveil et départ à 8 h. Nous repassons Klestina, puis près de l’aviation, beaucoup d’appareils dehors. On passe à Armenior où la lutte fût si dure, à 800 m de la station de Florina, puis à Pétorak et arrivons enfin après avoir bouffé de la poussière énormément à Nle Vrebeni, gros pays bien bombardé sur la route qui conduit à Monastir. Il est 2 h, il fait très chaud ; sur la route il y a une circulation intense, il passe

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Beaucoup de serbes, leur front aboutit dans ces parages. Le canon tonne très fort le soir, pas très loin de nous les éclatements Bulgares soulevant une grosse fumée noire. Le Régt est là depuis le matin 2 h. On couche sur la terre trop fraîche. Le 13 oct pas de changement dans la situation, il passe continuellement des convois, de l’artillerie lourde, autos, etc.. Le Régt reçoit l’ordre le soir pour partir, à 9 h il est parti pour les lignes ; demain c’est, dit-on, le grand drame qui se joue pour Monastir. On dit que la préparation d’artillerie va commencer au jour. Je m’arrête à 9 h ½ : au loin côté serbe le canon tonne, sur la route toujours le même roulement se prolonge sans cesse. Le 14 oct journée importante, d’abord hier soir, comme je sortais pour aller me coucher, un avion bulgare, volant très bas a lancé une bombe aux environs du village. Gros émoi dans tous les camps par suite de la forte explosion, mais pas de mal. Dans la nuit quelques coups de canon, ce n’est que vers 6 h du matin que les pièces donnent et jusqu’à midi ce fut la canonnade intense sur les positions bulgares, prélude de l’attaque. Elle se produit après-midi, avance sur Kudeli puis retour aux anciennes positions

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le terrain étant, paraît-il, insuffisamment préparé et pourtant quel tir ! Le 15 oct journée calme, il passe beaucoup de blessés. Notre Régt a eu environ 40 hommes blessés ou tués. La liaison du 5è Bataillon a surtout été très éprouvée ; vers midi un avion ennemi est venu planer sur nous et a lancé une bombe aux environs. Passage intense de camions et de convois de toutes sortes. Le 16 oct rien de nouveau, je suis allé à Kilaniti pour le prêt, les Bulgares ont tiré plusieurs obus sur les batteries se trouvant à proximité d’où je suis. On parle de la reprise des opérations pour demain. Le 17 oct l’artillerie donne beaucoup le matin faisant prévoir une préparation mieux soignée que celle du 14, il y a beaucoup de torpilles amenées à l’avant ainsi que des fils barbelés. Le soir il y a un peu plus de calme ce qui nous démontre que l’attaque n’a pas eu lieu. Le 18 oct les serbes ont pris une position importante. Le 19 oct ordre est venu d’aller s’installer à l’avant à proximité du village de Kilaniti. Là où il y a plusieurs batteries qui sont journellement bombardées ; il y a eu des mulets de tués dans la journée ; enfin après-midi tout le monde est parti, je suis resté avec mon aide pour terminer un travail urgent ; nous avons fait le soir notre Popote ; jamais

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n’avions soupé si bien et surtout si tranquille. Le 20 oct il pleut depuis longtemps, nous attendons qu’on vienne nous chercher et nous faisons, pendant ce temps, chauffer le café. Devant nous le canon tonne dur sur tout le front ! La pluie a un peu cessé dans la matinée, les nôtres sont venus au ravitaillement ; la route est devenue très mauvaise, ce n’est que boue et profondes ornières. Le soir nouveau changement, tout le monde revient cantonner au village, l’endroit d’où ils viennent étant bombardé souvent. Ils s’installent à l’entrée du pays, nous couchons dans notre tente mais la pluie revient le soir et dure jusqu’au matin ; réveil le 21 oct à 6 h, nous sommes inondés, la paille fait eau de toute part. On s’organise pour y rester la journée quand même. Le Régt est relevé des lignes et vient à Vakukuci. Partout inondations, passerelles emportées ; le soir cela va mieux et la pluie a disparu complètement. Le 22 oct relève de plusieurs régts, d’autres partent sur la droite vers le front serbe où va se tenter un effort sous peu. Le soir nous déménageons pour nous installer au pays avec les autres.

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Le village est occupé par les services d’une armée serbe, leurs soldats sont installés bien chaudement dans les maisons et ne se gênent pas. Le 23 oct pas grands nouveaux, sauf de l’artillerie lourde changeant de côté et d’autre venant de France. Le soir il arrive des ordres de départ, nous devons aller à Florina demain, le régt y sera en partie, l’autre ira dans les environs de Klestina le Ht. Le 24 oct pas de changement sauf que le Régt est parti. Nous ne quittons Varberil que le 25 oct pour Florina. Nous sommes passés par Armeneor et arrivons à Florina vers 2 h. La ville est au pied de la montagne qui s’étend tout le long de la vallée. Les sommets sont hauts et dénudés. La ville n’a pas beaucoup souffert des combats livrés autour d’elle, les casernes sont à l’entrée côté est : nous installons notre camp derrière les 1ères maisons. Les tentes sont montées mais nous avons pu trouver à loger le bureau dans une maison à proximité. Presque tous les habitants qui avaient fui sont revenus et le commerce reprend. Les gens ne sont pas trop farouches, ils nous accueillent assez bien. Le soir il pleut un peu, l’ordre est donné d’utiliser les maisons pour loger les soldats

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Le 26 oct pas de grands nouveaux, chacun vaque à ses occupations, il y a une grosse animation ici car c’est le point de départ du ravitaillement de toute la région montagneuse et tout le côté gauche du front vient puiser ses besoins. Il y a des Russes et notre Divon. Le 27 oct il pleut presque tout le jour, les camions ne sont pas arrivés car les routes sont épouvantables, le canon n’a pas donné beaucoup sauf le soir. Nos hommes sont logés dans diverses maisons, nous déménageons aussi pour être bien mieux logés aussi. Jamais nous n’avons été aussi bien depuis que nous sommes en Orient et j’y passerai bien l’hiver. Le 28 oct il y a un peu de neige sur les sommets, grosse action d’artillerie dans la plaine. Il fait beau mais les camions ne viennent pas malgré cela. Ils sont arrêtés plus loin par la route défoncée complètement. Nous apprenons le soir que nous partons demain pour Buf. Le Régt va plus loin dans la montagne à 2000 m d’altitude. Le soir j’ai fait une sortie en ville, les magasins sont tous fermés sauf quelques cafés. Nous allons dans un des meilleurs prendre le thé qui est très bon.

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L’établissement est bien tenu, beaucoup de clients et très difficile d’avoir ses consommations. Je voudrais bien voir l’aspect de la ville dans la journée mais comme nous partons demain, ce sera sans doute impossible. Ce soir tout est calme et verrons nous demain comme ce matin se réveiller la canonnade. Le 29 oct - dès le réveil nous faisons les préparatifs de départ. Comme nous avons le temps je suis allé faire un tour en ville. La rue principale est très longue, 2 à 3 Km, le côté ouest de la ville est plutôt Turc, mais la rue principale est habitée presque exclusivement de Grecs. Les boutiques sont ouvertes mais il n’y a pas beaucoup de choses à acheter. C’est toujours le mouvement, l’allure, et le désordre de ces villes d’Orient ; il y a un grand nombre de soldats de tous côtés car beaucoup encore sont cantonnés dans la ville même. Le 235è qui vient nous remplacer est arrivé en partie ; les nôtres sont déjà tous partis. J’ai terminé ma promenade par un achat de châtaignes grillées, on en vend le long de la rue, à part quelques bâtiments assez bien, rien dans l’ensemble des rues n’a de cachet. La mosquée n’a rien de bien mieux que celle des villages.

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Je suis rentré au camp où les chargements finis nous sommes partis à midi. Je conduis 2 mulets d’un copain malade. Nous suivons la route de Klestina, avant le village arrêt pour le chargement qui tourne, les autres ont filé, nous restons 4. La route est de plus en plus mauvaise, il y a une boue de 40 cm au moins par endroits, on patauge ainsi depuis 6 Km. Près de Klestina, nous touchons à la zone dangereuse, justement les Bulgares tirent, les indigènes qui travaillent à la réfection de la route détalent de tous côtés, le tir s’allonge et non loin de nous un obus tombe, bientôt un autre à 10 m mais qui n’éclate pas, un autre plus court, on s’arrête quelques minutes, le tir changeant d’objectif, nous repartons. Nous obliquons à gauche, on passe Klestina le Ht sans incidents et l’on monte vers Buf par la vallée étroite. Nous rejoignons et nous arrivons enfin par une route horriblement boueuse au pays. Nous nous installons très mal dans des maisons au bas du pays. Enfin nous couchons dans une bonne grange ce qui n’arrive pas souvent depuis longtemps

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Le 30 oct - la journée a été des plus tristes, tout le jour la pluie n’a pas cessé, les rues du pays et les cours où nous sommes cantonnés sont dans un état ! Nos avons vu passer le Baton du 235è qui est remplacé par les nôtres. Dans l’après-midi nous visitons d’autres maisons et finissons par trouver de la place pour tous. J’ai logement à part pour le bureau qui est, cette fois, bien installé. La maison est inhabitée, nous la nettoyons et on s’installera demain. Nous apprenons le soir que le 244è est dissous, nous aurons donc un Bataillon de plus au Régt et chez nous l’équipe va augmenter aussi. La pluie continue le soir encore. Il passe 2 ou 3 ruisseaux dans le village même qui sont à ce moment très grosses, heureusement qu’il y a des ponts. Le 31 oct nous avons emménagé et puis le soir nous avons reçu les nouveaux muletiers (18) ainsi que chevaux et mulets. Nous voici au nombre de 90. Il fait meilleur temps aujourd’hui mais le temps est toujours menaçant. Le 1er novembre rien de nouveau à signaler et jusqu’au 10 pas de changement important dans notre vie. Il y a cependant

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dans cette période deux évènements au Régt. Le Colonel prend le commandement de la Brigade et nous recevons le 7 nov 1916 un nouveau chef qui fait très bonne impression sur les poilus. Quelques mots sur le village de Buf et ses habitants. On dit qu’il y a plus de 3000 habitants et cela est probable car l’agglomération est assez étendue. Le village est bâti sur une petite croupe de la pente, au fond de la vallée qui va à Klestina. Tout autour, des montagnes dont l’altitude va jusqu’à plus de 2000 m. Certains sommets ont eu déjà en plusieurs matins de la neige. Ces montagnes sont en parties boisées et cultivées presque très haut. Il y a beaucoup de prés, aussi ne s’étonne t-on pas de la quantité de foin qu’il y a au village. Il doit y a avoir beaucoup de bétail mais la plupart a été réquisitionné ou pris. Les maisons sont assez tenues, quelques unes ont bonne mine, mais c’est surtout la Mairie qui retient l’attention. C’est un grand bâtiment construit en pierres à 2 étages avec grenier et sous-sol paraissant neuf. L’ensemble a l’air plutôt

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caserne que Mairie mais c’est tout de même une belle construction pour ces régions. Les gens ont l’air assez aisés, ils ne nous sont pas hostiles au contraire ; cependant il y a beaucoup d’éléments bulgares et on dit que de nombreux blessés serbes ont été achevés par des habitants lors d’un recul il y a quelques semaines. Il a été trouvé ces jours derniers par les nôtres des fusils français et autres cachés dans certaines maisons. Chaque matin un groupe d’hommes du pays va au travail sur les routes d’ici, ils sont payés par le Régt et nous leur fournissons le pain. Le soir au retour ils se réunissent sur la place de la fontaine et il y a certainement grand débat sur la situation. Un grand nombre d’entre eux parlent l’anglais, langue qu’ils ont apprise en Amérique car dans cette région il y a beaucoup d’émigrants. En résumé pays fort riche, assez convenable d’aspect et pour nous excellent cantonnement. Le 11 nov – après divers bruits de départ annoncés précédemment, il se

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confirme que nous changeons de secteur. Ce sont des Italiens qui nous remplacent dans les montagnes. On attend une Brigade complète et cela se trouve justement être ceux qui nous avaient succédé au Bélès. Il en est arrivé quelques uns ce soir. Le 12 nov – il y a en a beaucoup plus encore car ils ont installé leurs dépôts de vivres près du nôtre, dans le sous-sol de la Mairie. Il y a eu du brouillard toute la journée, triste temps ; on parle du départ dans 2 jours. Le 13 nov – on entend toute la journée une canonnade très violente dans le fond de la plaine, côté serbe sans doute, le soir on dit même qu’ils auraient avancé sérieusement ; il pleut et il fait très frais, triste temps pour le départ qui a lieu demain matin. Dans la journée il passe les Régts Italiens allant faire la relève des nôtres : de l’artillerie de montagne qui est d’une belle tenue, les artilleurs ont le feutre avec une plume. Tous ces soldats sont très bien équipés et marchent à bonne allure malgré le mauvais temps. Le 14 nov – réveil de bonne heure et

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préparatifs de départ, le matin s’écoule et ce n’est que vers midi que l’on part. Il fait beau mais il y a une boue ! Nous passons Klestina le Ht qui est entouré de camps de divers Régts. Nous obliquons à droite en nous écartant de la route car celle-ci est souvent bombardée. Nous prenons ensuite une piste à travers la plaine qui doit nous mener directement à notre cantonnement. La piste est par endroits très glissante, on passe dans les champs de boue. Nous traversons des marais, une rivière et nous arrivons à Vakukof occupé par divers services d’arrière. On continue et un quart d’heure plus tard nous arrivons à Vrebeni. Nous faisons 1 Km environ plus loin et l’on campe au milieu des terres. Il est six heures, au loin la canonnade, qui n’a pas cessé de la journée, se poursuit toujours. Il y a eu une journée très chaude, nous apprenons que les Serbes ont encore bien avancé, fait beaucoup de prisonniers. Nous montons les tentes, on boit un bouillon et l’on va se coucher de suite car chacun est fatigué de l’étape, une vingtaine de Km par des chemins impossibles. Le 15 nov – Temps froid, menace de neige, dans la plaine une quantité de campements de toutes sortes,

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à 300 m de nous, un de nos avions brisé, qui a piqué du nez la veille ; dans le village environ 300 prisonniers allemands capturés il y a 2 jours par les Serbes. Dans nos parages plusieurs tombes de nos soldats (175è) ; des tranchées bulgares à peine creusées pleines de cartouches. Dans l’après-midi des nouvelles de l’avant arrivent. Les Bulgares reculent partout, les Serbes ont encore avancé, le soir on dit même que Monastir est pris. Pas de tuyau officiel encore ; mais il y a certainement du nouveau, les Régts devant venir ici ont reçu contre-ordre et sont campés sur place, dans la plaine. Il y aura du changement demain sûrement. Il est tombé de la neige et de la pluie toute la journée, les montagnes ont blanchi. Le 16 nov – préparatifs de départ, nous devons nous porter un peu à l’avant, environ 4 Km. Ce n’est que le soir que j’ai pu partir, il faisait nuit noire, à tous instants nous sommes coupés par des convois, il y a une boue horrible, on patauge dans l’eau mais on arrive quand même au pays. Il est 8 heures. Nous sommes à Sokulevo, village bien endommagé par les obus

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et abandonné par ses habitants. Le 17 nov – l’ordre de changer arrive au matin, nous devons rejoindre le Rgt à Dragos. Nous partons vers 10 h et arrivons avant la nuit au pays. Nous avons traversé la plaine une fois de plus et nous voici au pied des montagnes, le long d’une petite vallée. Pays fort triste, gros village mal situé ; nous montons les tentes et l’on s’étend sur un peu de paille ; il ne fait pas chaud. Le 18 nov – pas de changement dans la situation, nous allons chacun à notre travail qui est très chargé ; il fait beau aujourd’hui ; le canon tonne très dur dans la plaine, en montagne il y a aussi de la canonnade et les mitrailleuses claquent à 3 Km. Personne ne se doute de ce qui va se passer le lendemain et pourtant quelle journée mémorable. Le 19 nov – au réveil rien d’anormal, mais vers 7 h ½ des bruits circulent que les Bulgares ont reculé et que nous partons. Les 2 Bataillons du Régt qui étaient au pays partent immédiatement. Nous devons suivre : direction Monastir. Nous faisons les préparatifs de départ et quittons le

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camp vers 11 h. Il pleut depuis 2 heures et si ça continue ce sera du joli par ces routes. Il y a 12 Km à faire environ pour arriver à Monastir. Nous avons donc pataugé dans l’eau tout le long car la pluie n’a pas cessé. Il a fallu traverser des ruisseaux coupant la route à plusieurs endroits, la route est encombrée d’une file de convois et de troupes partant à l’avant. Nous avons passé la ligne de défense, fils barbelés, redoutes, positions fortifiées, tout était bien préparé ; de la dernière croupe nous apercevons la ville de Monastir au pied des montagnes et dont les nombreux minarets pointent au fond de la plaine. Sur la grande route que nous longeons à grande distance, ce ne sont que troupes et convois se dirigeant sur la ville. Enfin on arrive, il est 3 heures, il pleut toujours, nous nous installons à l’entrée de la ville 1re maison, non loin de la gare. Nous sommes à 1 Km environ des quartiers de Monastir, entre nous et la ville, des casernes

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dont l’une achève de brûler. Les Bulgares ont mis le feu aux casernes ou aux édifices publics. Nous logeons dans un grand bâtiment, qui a dû servir d’entrepôt, la construction est neuve, il n’y a plus ni fenêtres ni portes. C’est dommage, cela faisait un beau bâtiment. Les Bulgares se sont retirés dans les montagnes à gauche de la route conduisant à Puilejo. Il y a eu peu de prisonniers mais ils ont laissé quelque butin, nous héritons de plusieurs sacs de légumes frais et secs. La ville a été occupée vers 8 h par un détachement de cavaliers commandés par le prince Murat. Ensuite la 113è Brigade est entrée avec les Russes. Ce soir c’est la ruée des troupes montant vers la ville, artillerie, autos-camions, voitures, troupes, convois de mulets et d’ânes, tout monte vers la Ville. Beaucoup d’hommes égarés, et comme nous sommes installés à l’entrée de la ville, nous sommes à tout instant assailli de questions.

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Le 20 nov – il y a dès le matin un mouvement considérable sur la route qui longe notre cantonnement. C’est la grande voie de Monastir-Salonique par où viennent aboutir deux ou trois routes. Les convois se suivent sans interruption, les camions-autos roulent à toute vitesse, il passe de troupes, des canons, enfin jusqu’au soir ce sera pareil. Vers 10 h le matin il est passé un convoi de prisonniers Bulgares, environ 250. Dans l’après-midi un avion ennemi est venu dans notre zone. Il a fait demi-tour non sans lancer 2 bombes qui sont tombées près de la voie du chemin de fer dans le cantonnement des Russes. Il y a eu 2 morts et 5 blessés. Quelques coups de canon dans la journée, le soir fusillade, c’est tout ce qui se produira, les lignes se trouvent à 6 ou 8 Km de nous suivant la position du front. Le soir j’ai fait ma 1ère sortie en ville, la presque totalité des magasins sont fermés, il y a cependant beaucoup de gens dans les rues et l’on ne croirait pas qu’hier il y avait encore des Bulgares. Certaines maisons sont pavoisées aux couleurs serbes ; sur des visages, on lit la joie

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de se sentir délivré de l’ennemi. Les rues sont assez propres, les maisons ont bonne allure, la grande rue nous conduit dans le quartier israélite, on traverse une petite rivière le long de laquelle il y a de nombreux ponts en bois. Je remonte le quai bordé de maisons assez vulgaires puis un grand bâtiment incendié, dit-on, par nos avions l’été dernier et qui servait, paraît-il, de dépôt de benzine. Plusieurs beaux bâtiments font suite, il y a le Q.G. de l’Armée installé dans l’un d’eux. Une grande animation à cette partie du quai, beaucoup d’officiers supérieurs allant et venant ; il passe toujours des convois, des batteries d’artilleries etc.. Je rentre en longeant la voie du chemin de fer et passe en gare. Il y a encore à proximité une quinzaine de wagons sur les voies ; ils paraissent en bon état, deux locomotives sont au dépôt, des machines très endommagées. Une montagne de caisses à munitions vides ou pleines de douilles, un canon de 77 mis en piteux état par les nôtres. Les Bulgares ont fait sauter la voie en plusieurs points, les aiguilles détruites.

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De la gare à notre cantonnement il y a 400 m environ, les Russes sont campés le long de la ligne. Je retrouve les camarades et l’animation de ce point qui est toujours aussi intense. Le 21 nov – je fais ma 2ème sortie en ville pour des achats de légumes, quelques boutiques ont ouvert leurs portes, on voit quelques cafés ouverts également où l’on vend le fameux « mastic », poison de ces pays. J’y bois néanmoins un bon café turc. Je suis rentré avec mes sacs de choux et poireaux par une pluie battante après avoir reconnu d’autres vendeurs dans le quartier où je me trouvais. Du 21 au 26 nov nous restons au même emplacement il se produit beaucoup d’évènements durant cette période. D’abord visite du prince héritier de Serbie accompagné du Général Sarrail. Ils arrivent en auto et s’arrêtent en face de notre camp. Dans le grand immeuble où se trouve notre cuisine, il y a au 1er étage l’Etat-major de l’artillerie : des officiers sont rangés au bas de l’escalier et en tête le Général Leblois qui commande notre Division et depuis peu l’Armée française. C’est lui qui leur souhaite la bienvenue, le prince est

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tout souriant, il porte un costume de général Serbe qui lui va bien. Il est très ressemblant aux portraits qu'en ont fait les illustrations. Après quelques minutes d’entretien, le prince est remonté en auto avec le Général Sarrail et les voitures filent sur la ville. Très peu de gens ont eu cette visite de marque, ce n’est que l’après-midi que la nouvelle s’est propagée en ville. Des batteries de canons de 120 avec tracteurs se sont installées près de nous au ras de la montagne. Un peu en arrière, à 300 m un ballon captif est venu aussi pour ses observations. Il se produit donc des évènements. Nos canons tirent et les B. répondent, plusieurs obus tombent dans nos parages, notre « saucisse » a aussi les honneurs de nombreux coups ce qui forcera les aérostiers à aller plus loin. Un jour deux ou 3 obus tombent à l’extrémité de notre camp où sont les artilleurs, il y a des blessés, un mort même (camarade du pays) et 11 chevaux de touchés. La sécurité n’existe plus pour nous, chaque obus tombe non loin de nous, des éclats parfois arrivent même, la ville reçoit quelques obus aussi, on

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tiraille de jour et de nuit. Les Italiens arrivent grossir nos troupes, ils viennent de l’ancien secteur de Buf. En ville, de jour en jour les boutiques s’ouvrent plus nombreuses, quoique la plupart des vitres des magasins soient cassées, on reprend les affaires. Il ne reste rien comme alimentation ; on ne trouve guère que des bibelots ou des articles de fumeurs. Presque tous les articles sont de marques autrichiennes ou Boches. Il y a encore pas mal de quincaillerie ou des tapis et autres passementeries d’Orient mais est-ce bien oriental que tout cela ? Le matin la foule fait queue devant les boulangeries qui ont très peu de pain car la farine manque. Les vivres sont hors de prix, le sucre vaut 15 à 20 F l’oke, le pain 6 F, l’huile 18 F et pour s’éclairer au pétrole il faut compter 20 F le litre. La population pauvre est affamée et encore il paraît que c’était bien pire avant notre arrivée. On voit dans chaque coin où logent des soldats de pauvres gens à la recherche de quelque nourriture. Un morceau de

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pain tombé dans la boue est aussitôt ramassé par ces pauvres diables. Il se fait chaque jour des distributions de bons de pain ou de farine, malgré cela la masse de la population souffre de la faim. Chaque jour je fais des achats importants de légumes frais pour le Régt. Les choux qui valaient 0,05 l’oke avant la guerre se paient couramment 0,30 ou 0,35, les indigènes font donc de bonnes affaires avec nous. Le quartier où je vais est peuplé en grande partie d’israélites de race espagnole ou bien de Turcs. Dans ces petites rues étroites, mal pavées, boueuses et sales, il y a un grouillement continu de toute cette population si mélangée aux costumes si souvent bizarres. Il s’y fait de grosses affaires car il y a si longtemps qu’on n’avait pas pu se procurer des légumes en si grande quantité. Comme je l’avais déjà remarqué l’an dernier en Serbie, les gens sont friands de choux crus, ils mangent à même dans la rue les feuilles égarées de la vente. On rencontre généralement beaucoup plus d’hommes que de femmes, cela tient toujours aux mœurs de ce pays. Suivant les ordres qui ont

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été donné il y a deux ou 3 jours, nous changeons d’emplacement, car l’endroit devient de plus en plus mauvais. Comme c’est le carrefour où tout débouche sur la ville nous sommes constamment arrosés et puis il se prépare quelque chose. Nous partons donc le 26 nov au matin pour aller nous installer en pleins champs à 3 Km en arrière sur la route de Florina. Nous remontons les tentes et le service reprend avec ravitaillement le même soir. Le 27 nov au matin le canon tonne dur, il augmente vers midi et jusqu’à 3 h c’est un marmitage continu des positions Bulgares. Nous suivons les éclatements sur les montagnes, partout les flocons blancs se détachent sur le front battu. C’est un beau vacarme, prélude de l’attaque que la Division et en particulier notre Régt doit faire. Nous restons jusqu’à la nuit dans l’inconnu du résultat. Enfin des nouvelles arrivent, l’avance escomptée a échoue et notre Régt a trinqué dur. Les deux Bataillons d’attaque, bien partis, arrivèrent sans mal à l’objectif assigné, mais là, contre-ordre, l’autre Brigade n’était pas prête, il fallait revenir

Feuillet 73 - verso

ou se maintenir. A ce moment les Bulgares qui avaient évacué leurs tranchées pour se porter un peu en arrière par suite du bombardement, reviennent en grandes forces mitraillant et tuant à la grenade les nôtres à bout portant. La plupart des officiers sont mis hors de combat ; sur 7 compagnies, il y a 13 officiers tués, blessés ou disparus, environ 70 hommes. Dès la contre-attaque, beaucoup ont pu se replier, évitant le massacre. Tout le monde est furieux contre le manque d’entente pour conduire cette affaire qui avait si bien débuté. On s’attend un peu à une nouvelle attaque le 28 nov mais rien ne se produit, il y a de plus un brouillard continu qui empêche toute action sérieuse, seule la canonnade se poursuit. Le 29 nov pas de changements importants, on reconstitue les cadres du Régt avec ce qui se présente, des renforts doivent arriver en outre, enfin pour cette fois encore nous conservons notre officier. Le soir j’apprends que je pars à Salonique le

Feuillet 74 - recto dernier et attaché au carnet

lendemain ; la nouvelle me plaît assez, en outre de la sortie à faire, cela me sortira de cette région pour quelques jours, notre nouvel emplacement est du reste déjà repéré ; plusieurs obus sont tombés aujourd’hui un peu en avant de nous sur un autre camp. Le 30 nov je fais dès le matin mes préparatifs de départ pendant que les copains creusent des abris de bombardement. Plusieurs obus nous arrivent vers 10 h mais ils sont encore un peu court. Après la soupe, bien content de quitter ce coin qui ne devient pas sûr, nous partons, un sergent, un camarade et moi sur l’Intendance où nous devons trouver des camions. Nous prenons à travers champs et en moins d’une heure nous arrivons. Un petit arrêt et l’on part pour la gare de Soropitel chacun dans un camion. Il y a près de 40 Km et si le voyage est fait sans incidents du moins nous sommes secoués horriblement sur cette

Feuillet 74 - verso – novembre 1916

route cahoteuse. Entre Banica et Ecksisu il y a un grand nombre de prisonniers Boches qui sont employés aux réparations de la route. Enfin nous arrivons à Soropitel.
Fin du carnet rouge
Les sept feuillets restants, attachés au carnet, sont vierges.
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