Vers Florina et la prise de
Monastir
Feuillet 53 - verso - août 1916
Ce soir doit avoir lieu la relève des positions. Demain soir probablement départ. Vers 5
h ½ des obus commencent à rappliquer sur le pays et à intervalles
irréguliers ils vont nous arroser pendant 1 heure. Plusieurs sont
tombés sur le village, les indigènes ont fui dans la montagne, le tir
s’est allongé et c’est dans le prolongement de notre camp que les obus
tombent. Heureusement qu’il n’y a personne de touché. Le 30 août nous
partons vers 10 h du matin, la plupart du T.R. nous a précédé et sont
partis de bonne heure. Nous remontons le cours du ruisseau et obliquons
à droite au moulin de Dzan. On fait halte, il fait très chaud, mais il
y a de l’ombre, nous repartons vers 4 h, on monte toujours plus haut et
finalement on arrive à la nuit tombante sans beaucoup d’incidents près
d’Olasli. On installe le camp en lisière d’un petit bois de chênes.
Nous restons ainsi le 31 août,
puis le soir on repart plus à l’arrière, nous
passons par Baisili et Karamudli ; par suite d’une erreur d’un guide
qui nous a raté, nous partons, 3 hom-
Feuillet
54- recto – septembre 1916
-mes
et moi, jusqu’à Anevri. Là, point de camarades, on décide de camper et
d’attendre au lendemain matin pour savoir où sont les autres. Il est
onze heures, un mulet s’échappe à la suite d’une séance avec Coco, on
ne le retrouve pas. Je ne dors guère, aussi vers 2 h, réveillé par le
bruit que fait un mulet qui est derrière moi, je ne vois plus les 4
autres. Réveil brusque des autres qui partent à la recherche, grâce à
un renseignement fourni par des artilleurs, ils les rattrapent ; il est
2 heures et jusqu’au jour le temps me paraît bien long. Enfin à l’aube,
nous allons flâner auprès de l’Intendance, il y a énormément de trafic,
augmenté par les Italiens qui sont ici très nombreux. Nous retrouvons 4
ou 5 camarades égarés qui nous rejoignent, enfin on vient nous chercher
et nous rejoignons les autres. Il y a bien 5 à 6 Km, il fait une
chaleur et une poussière épouvantable, la route est mauvaise, il y a
mille incidents deFeuillet 54 - verso
route
avec le convoi de mulets. Enfin nous arrivons au sommet d’un col (col
du Marabout non loin de Kebedzelli) ; on campe au milieu d’un taillis
de chênes. Devant nous, au loin, les Belès que nous avons quitté ; sur
la route allant dans la direction de Demir-Hissar, il y a beaucoup de
mouvement, les camions-autos Italiens passent à chaque instant ; nous
autres, nous n’en avons pas pour le ravitaillement. Le 1er sept rien de
nouveau, sauf un fort orage le soir. Le
2 sept 1916 nous déménageons et
poursuivons la route qui passe à Rajanovo. Après avoir fait 2 Km nous
nous arrêtons, on campe au pied de la montagne près de la route, encore
au milieu des chênes. L’endroit est assez bien, l’eau est tout près et
d’une fraîcheur ! … Nous restons ainsi jusqu’au 6. Quoiqu’il fasse très
bon, il y a toujours des évacués et nos camarades disparaissent
toujours. Le 6 sept - au
matin nous partons pour l’arrière encore car nous
devons embarquer à Sari-Guel. Voyage assez pénibleFeuillet
55 – recto
vu
la chaleur et la poussière ; nous passons à Anévri, puis Alexsia, enfin
on arrive à Gramatna. Nous campons dans un champ de mûriers, non loin
de l’oued. Pas de changement jusqu’au
9 où nous apprenons notre départ
pour le soir. Il y a une forte canonnade direction de
Guevgueli-Kilindrin ; depuis 2 h ce matin le canon tonne sans arrêt. Il
a plu hier soir un peu mais ce matin il fait chaud. Quand pourrons nous
embarquer, on ne sait rien de précis ni sur l’endroit où l’on va. J’ai
reçu l’ordre de partir à 2 h et suis parti avec quelques camarades par
le « tacot » qui va de Sari-Guel à Alexsia. Il nous a fallu attendre
longtemps, enfin vers 4 h un 1er train est passé. On s’installe avec
nos nombreux bagages sur les plate-formes ; il y a quelques Italiens
qui descendent à Salonique puis un beau malgache qui, baïonnette au
canon, est là sans doute pour l’ordreFeuillet 55 -
verso
La
machine est conduite par des Serbes, le service des voies est assuré
tout le long par des Serbes ; voyage monotone à travers ces
pays
incultes, on passe à Kukus, la ville qui est moitié neuve, moitié
ruines, on arrive enfin vers 6 h. On s’installe près du terminus du «
tacot », un abri fait à la hâte nous protégera de l’orage qui nous
menace. Un camp de malgaches est à côté de nous. Bientôt il éclate et
ce sera la pluie presque toute la nuit ; inondation de notre
abri, arrivée des nôtres vers 10 h, la pluie toujours. Impossible de
monter une tente dans cette boue ; enfin on se prépare à 3 h du matin à
partir. On arrive à Sari-Guel gare à l’aube. Embarquement mouvementé
des mulets et vers 8 h ½ l’on part. Jusqu’à Salonique rien de bien
saillant, mais à l’approche de la gare de Jonction les arrêts sont
fréquents, nous revoyons le camp anglais avec son mouvement bien
supérieur à tout autre. On arrive enfin à la jonction, il est 11 h. On
s’arrêteFeuillet 56 - recto
longtemps puis
on repart sur la ligne de Monastir vers des pays nouveaux. Le voyage a
été long, très long, vu les arrêts prolongés qui se sont faits en
maints endroits. Le train a continuellement suivi la plaine, par
endroits très marécageuse, peuplée d’oiseaux et gibier d’eau. La
végétation commence dès qu’on monte à plus de 50 Km de Salonique.
Arrêts si fréquents qu’on s’endort pour ne s’éveiller qu’au terme du
voyage, il est 1 h du matin le 11 sept
quand nous sautons sur le quai de la
gare de Naoussa, débarquement sans incidents, puis on s’installe non
loin de la gare. Sommeil léger jusqu’au jour ; après le café chacun va
à son travail. Le pays où nous sommes est très riche ; les terres sont
d’une fertilité extraordinaire, le maïs est de toute beauté, des champs
de mûriers très bien soignés, il y pousse desFeuillet
56 – verso
aubergines,
des tomates, piments, etc., en pleine terre sans beaucoup de culture.
Il y a de toutes espèces d’arbres fruitiers ; on y trouve du coton
aussi. Les indigènes nous vendent des fruits mais très cher. Nous
partons le soir à 6 h pour Verria, la station avant Naoussa, on fait
donc une douzaine de Km à l’arrière, on arrive vers 8 h ½ ; près de
notre camp nous avons entendu dans la nuit des chants puissants partant
de 1 à 2 Km d’où nous sommes. Le chant monte lentement, des centaines
de voix entonnent la prière du soir, ce sont des soldats Russes, qu’il
nous tarde de connaître. Au loin dans la direction Ostrovo-Monastir, le
canon gronde sans relâche. Le 12 sept,
quelle bonne nuit nous avons passée,
chacun en a profité largement, le réveil est à 7 h. Nous nous trouvons
non loin d’une rivière, près de nous une piste où passent fréquemment
des indigènes presque tous montés sur leurs ânesFeuillet
57 – recto
Nous
pouvons encore nous approvisionner de raisins frais et autres fruits.
Le soir je suis allé en gare où il y avait un mouvement extraordinaire
de camions de toutes sortes. Près de la gare se trouve le camp des
Russes ; ils sont jeunes la plupart, presque tous médaillés et leur
bonne mine fait plaisir à voir. Retour au camp puis le lendemain 13
réveil à 3 h, départ pour la gare où nous ravitaillons avant de
rejoindre le régt. Il y a un grand trafic ce matin-là. Environ 2000
hommes de renfort sont arrivés dont un bataillon albanais ayant assez
bonne allure. Nous partons sur une belle route, mais très encombrée.
Nous traversons Verria, petite ville qui paraît faire beaucoup
d’affaires avec le passage des troupes. Il y a foule d’indigènes aux
costumes les plus bizarres ; il y a énormément de fruits et de légumes
en étalage, de grands cafés-bars ayant bonne apparence. Nous continuons
la route environ 7 à 8 Km et on s’arrête. Nous sommes à la Cote 370, il
est 9 h ½. Le temps de se reposer un peu, de se laver et l’on mange la
soupe, après sieste obligatoire car nous repartons ce soir.
Feuillet
57 – verso
A
7 heures ½ nous sommes prêts à déboucher sur la route quand le 2è Bis
de Zouaves passe, nous sommes forcés à attendre au moins 1 heure que
tout soit passé. Enfin nous nous sommes mis en route. Quelle étape !
des à-coups sans cesse vu les voitures de la Colonne qui se trouve
devant nous. Nous montons environ 15 Km, le pays est sauvage, la route
suit la plupart du temps des précipices, des gorges très profondes au
milieu des bois ; il y a des arbres géants mais on est surtout
impressionnés par les virages aigus et bordant des centaines de mètres
de précipices, tout cela est entrevu par un beau clair de lune. Nous
arrivons à 2 h du matin au sommet, après c’est la descente très
mauvaise par suite des pierres, virages et à-pics à tout instant ;
enfin nous sommes arrivés à 4 h ½ le matin. Tous, nous sommes rendus,
on se couche à la hâte et à 8 h réveil ; on se hâte, chacun est moulu
de fatigue. Et l’on parle déjà de repartir ce soir … Renseignement
pris, ce sera pour la nuit prochaine au matin sans doute ; il y a un va
et vientFeuillet 58 - recto –septembre
1916
continuel
de gros camions de ravitaillement. Ils vont beaucoup plus avant. Encore
des Km en perspective. Nous quittons Isiklav le 15 sept à 4 h du matin.
Etape jusqu’à Karodgalov une quinzaine de Km fait par un temps superbe
; il n’y a que le trafic de cette route qui gêne, il y passe
continuellement des troupes se rendant à l’avant et des camions-autos.
Repos après l’arrivée au pays. Demain nous allons à Kajalar 32 Km. Le
16 sept étape et arrivée à Kajalar à 1 h 1/2 , pas d’incidents
de route ;
rencontré un convoi d’une soixantaine de Turcs conduisant chacun un
chariot dont les formes rappellent les chars gaulois, des bâtons
pointus forment les ridelles ; ils ont planté le long de ces bâtons des
courges. L’aspect de toute la caravane qui va aux approvisionnements
pour nous, est des plus drôles. Le
17 sept étape de Kajalar à Ajtos. On
entend le canon, on pénètre dans le terrain occupé par les Bulgares il
y a quelques jours. Un avion bulgare a lancé 2 bombes sur un gros
rassemblement de camionsFeuillet 58- verso
et
d’artillerie. Pas de dégâts, nous avons laissé la colonne pour aller à
la gare de Eksichu ravitailler, pas de vivres d’arrivées ; nous allons
à deux au village qui est près de la gare. Le spectacle est des plus
désolant. Plus personne, les maisons bombardées, portes et fenêtres
arrachées et toute la petite ville au pillage. Nous faisons comme les
autres, Serbes, Russes ou Français, nous emplissons nos bidons de vin
nouveau, dans tous les celliers du raisin en tas, dans de grands
tonneaux, fûts divers du raisin fermente, le vin a coulé partout, il y
en a 20 à 30 cm d’épais quelquefois, on goûte et l’on choisit pour
prendre le meilleur qui est de bon goût. Les Serbes surtout font
beaucoup d’emplettes. La Sous-Préfecture n’a pas souffert, on dit que
le général Cordonnier y a couché la nuit passée. Nous revenons en gare,
pas de vivres toujours, à 7 h nous rentrons bredouille à Ajtos, arrivée
à 9 h 15, mangé la soupe à 10 h par un vent violent à la lueur du feu
de cuisine. Bonne nuit quand même. Réveil à 6 h le 18 sept, le régt part à Feuillet
59 - recto
9
h, nous attendons l’équipe qui est allée en gare pour partir. Le
village d’Ajtos est au pied de la montagne, il n’a pas souffert
beaucoup de la guerre. Nous nous dirigeons sur Florina d’où le canon
tonne sans cesse. Départ à 3 h, on grimpe la montagne par un mauvais
sentier en lacets, on redescend et on remonte pour redescendre sur
Négovani, on pousse plus loin, le terrain parcouru laisse entrevoir des
traces de combats. Nous passons un village la nuit, puis on s’égare,
erreur d’un guide. On marche au hasard, on décide de camper, on
décharge les mulets. A peine endormi, il faut repartir, 4 Km encore et
nous nous égarons après le village de Kukupeni, on revient au centre du
pays, on campe et à 5 h on repart cette fois bien guidés. Nous faisons
4 Km pour arriver au village de Mahalla. Beaucoup de mouvements dans
cette partie du terrain qui se trouve à gauche de Florina.Feuillet
59 – verso
La
nuit dernière, plusieurs attaques se sont produites, le spectacle est
toujours le même, que de voir le feu des fusées, canons, et fusils. Le
matin du 19 tout est
calme quand nous venons au pays et cependant nous
pouvions être canonnés. Le 5è Bataillon est parti ce soir à 4 h aux
avants-postes, toute la journée le canon et les fusils sont en danse.
Il vient de passer 19 Bulgares prisonniers des Russes. Nous prenons un
peu de repos car jamais nous n’avions été aussi fatigués. Le 20 sept nous
avons levé le camp dans la matinée et passant par une piste un peu
détournée nous arrivons de nouveau à Kutineni qui a été bombardée la
veille, de là, nous montons un peu en arrière, 3 Km à peine, et nous
voici au village de Plespica, là où nous nous étions égarés il y a 2
jours. Beaucoup de maisons abandonnées, on s’installe dans une grande
cour près des bâtiments. Le soir tout le monde est casé. Le 21 sept la vie
reprend comme d’ordinaire, il arrive des évacués de la région de
Florina, la plupart Turcs, quelques albanais aussi. Pendant 2 ou trois
jours le passage va continuer, ilFeuillet
60 - recto – octobre 1916
y
en a une quantité qui s’est arrêtée au pays, à la fin on est gêné
tellement il y en a partout. Du
21 au 30 sept nous restons au même
emplacement, il y a la canonnade habituelle sur divers points et sauf 2
fortes attaques de nuit qui n’ont pas donné de grands résultats, la
situation reste sans changement. A un moment on a cru la 117è Brigade, qui
est à notre gauche, coupée, heureusement qu’elle a pu maintenir la
liaison avec nous. Le 1er octobre 1916,
des Russes arrivent dans le secteur, le
2 oct ce
sont des Coloniaux qui viennent de France, on parle d’une nouvelle
Division, beaucoup d’artillerie lourde arrive, la nuit on a entendu une
forte canonnade à droite, côté serbe, le matin également le canon tonne
sans arrêt. Le soir il arrive toujours de plus en plus de matériel et
d’artillerie. Le 3 oct,
coup de théâtre, le matin rien de nouveau mais
après-midi on apprend que les Bulgares ont fui devant les nôtres ; le
matin les Zouaves voulant avancer n’ont rien devant eux ; les autresFeuillet
60 – verso
Régts
se portent en avant aussi. Ils vont à plusieurs Km sans rien trouver.
L’artillerie suit le mouvement. Sans doute menacés par les Serbes, les
Bulgares se seront repliés sur leurs positions de Monastir. Le soir
l’ordre arrive de partir, mais vu le service nous ne partirons que le 4
au soir. Le Régt est à Kladerop à 10 Km en avant de Florina. La journée
du 4 s’annonce belle, le soleil brille dès le matin, pas de bruits de
guerre encore. A 11 h nous quittons Plespica, nous longeons Kutroveni
et de là filons sur Pesosnica à 4 Km environ dans la plaine. On entend
loin dans la montagne le canon des Bulgares. Ils ont du partir vite
pour être si loin déjà. Dans les airs notre ballon se balance, il a
fait aussi beaucoup de chemin depuis la veille. Nous arrivons au
village assez important mais bien des maisons ont souffert des obus. On
prépare le convoi journalier de vivres pour le Régt qui est à 10 Km
plus loin, puis on monte les tentes et l’on se couche. Le 5 oct au réveil,
il fait un peu froid, gelée blanche partout, le canon tonne depuis
longtemps. Je vais à l’Intendance, en chemin partout des trous de
tirailleurs qui devaient former les avants-postes des nôtres il y a 3
jours. A droite, à gauche et au fond on n’aperçoit à l’horizon que des
montagnes, la vallée faisant un coudeFeuillet
61 – recto
Toute
la journée et surtout le matin, canon et fusillade. Les troupes
coloniales continuent d’arriver, beaucoup de nègres, une Brigade est
venue de Doiran par étapes. Nous quittons Pesosnica et allons camper
plus avant à la station de Florina. Les 2 bâtiments principaux de la
gare n’ont pas trop souffert mais un entrepôt a été criblé d’obus. Nous
installons le camp à proximité et le long de la voie ferrée, autour du
camp tout un système de tranchées de 1ères lignes des nôtres. Le soir
c’est un défilé ininterrompu de convois se dirigeant à l’avant.
Rencontré en venant ici le camion-auto de la Maison Olida fait le plein
des bidons. Le 6 oct
pas grands changements dans la situation, on attend
tout le jour l’ordre pour aller plus loin. Le
7 oct nous partons après la
soupe du matin et arrivons à Klestina vers 4 h. La 113è Brigade y est, les
régts étant revenus de la
montagne, le nôtre est à Dragos, 10 Km plus
loin. Le soir les Bulgares ont envoyé 3 obus non loin du village. Le 8
je vais à l’Intendance 2 Km en arrière près de Klodérop. On fait la
réception des vivres et sur la fin plusieurs avions ennemis planent au
dessus de nous. L’un d’eux lâche une bombe qui tombe à 1 Km de nous.
Pas de dégâts, les autres en laissent tomber plusieurs sur le camp
d’aviation, 1 mort, quelques blessés, poursuite trop tard des nôtres,
pas de résultats. Le soir le camp est déplacé et s’installé
Feuillet
61 – verso
non
loin de l’Intendance. Nous sommes à environ 800 m du village de
Klodérop, rien de nouveau à signaler les
9 et 10 oct sauf de bonnes pêches
aux grenouilles. Canonnade et fusillade habituelles. Le 11 oct nous
quittons ce coin pour aller un peu plus près du Régt mais dans la
montagne. Nous passons Klestina le Ht et arrivons près du village de
Buff à 4 h. Le pays est très montagneux mais le site est beau, de beaux
ruisseaux d’eau claire, des bois jaunis par l’automne et un air si pur.
Nous installons le groupe près des bâtiments servant uniquement de
granges. Toutes les maisons sont pleines de foin, on fait sauter les
portes et chacun fait son nid, il y a si longtemps qu’on couche sur la
terre. Les mulets ont eu du foin comme jamais. A 6 h ordre arrive :
nous retournons le lendemain en arrière et le
12 oct à 5 h réveil et départ
à 8 h. Nous repassons Klestina, puis près de l’aviation, beaucoup
d’appareils dehors. On passe à Armenior où la lutte fût si dure, à 800
m de la station de Florina, puis à Pétorak et arrivons enfin après
avoir bouffé de la poussière énormément à Nle Vrebeni, gros pays bien
bombardé sur la route qui conduit à Monastir. Il est 2 h, il fait très
chaud ; sur la route il y a une circulation intense, il passeFeuillet
62 – recto
Beaucoup
de serbes, leur front aboutit dans ces parages. Le canon tonne très
fort le soir, pas très loin de nous les éclatements Bulgares soulevant
une grosse fumée noire. Le Régt est là depuis le matin 2 h. On couche
sur la terre trop fraîche. Le 13 oct
pas de changement dans la situation,
il passe continuellement des convois, de l’artillerie lourde, autos,
etc.. Le Régt reçoit l’ordre le soir pour partir, à 9 h il est parti
pour les lignes ; demain c’est, dit-on, le grand drame qui se joue pour
Monastir. On dit que la préparation d’artillerie va commencer au jour.
Je m’arrête à 9 h ½ : au loin côté serbe le canon tonne, sur la route
toujours le même roulement se prolonge sans cesse. Le 14 oct journée
importante, d’abord hier soir, comme je sortais pour aller me coucher,
un avion bulgare, volant très bas a lancé une bombe aux environs du
village. Gros émoi dans tous les camps par suite de la forte explosion,
mais pas de mal. Dans la nuit quelques coups de canon, ce n’est que
vers 6 h du matin que les pièces donnent et jusqu’à midi ce fut la
canonnade intense sur les positions bulgares, prélude de l’attaque.
Elle se produit après-midi, avance sur Kudeli puis retour aux anciennes
positionsFeuillet 62 – verso
le
terrain étant,
paraît-il, insuffisamment préparé et pourtant quel tir ! Le 15 oct journée
calme, il passe beaucoup de blessés. Notre Régt a eu environ 40 hommes
blessés ou tués. La liaison du 5è Bataillon a surtout été très éprouvée ;
vers midi un avion ennemi est venu planer sur nous et a lancé une bombe
aux environs. Passage intense de camions et de convois de toutes
sortes. Le 16 oct rien
de nouveau, je suis allé à Kilaniti pour le prêt,
les Bulgares ont tiré plusieurs obus sur les batteries se trouvant à
proximité d’où je suis. On parle de la reprise des opérations pour
demain. Le 17 oct
l’artillerie donne beaucoup le matin faisant prévoir une
préparation mieux soignée que celle du 14, il y a beaucoup de torpilles
amenées à l’avant ainsi que des fils barbelés. Le soir il y a un peu
plus de calme ce qui nous démontre que l’attaque n’a pas eu lieu. Le 18 oct
les serbes ont pris une position importante. Le 19 oct ordre est venu
d’aller s’installer à l’avant à proximité du village de Kilaniti. Là où
il y a plusieurs batteries qui sont journellement bombardées ; il y a
eu des mulets de tués dans la journée ; enfin après-midi tout le monde
est parti, je suis resté avec mon aide pour terminer un travail urgent
; nous avons fait le soir notre Popote ; jamaisFeuillet
63 – recto
n’avions
soupé si bien et surtout si tranquille. Le
20 oct il pleut depuis
longtemps, nous attendons qu’on vienne nous chercher et nous faisons,
pendant ce temps, chauffer le café. Devant nous le canon tonne dur sur
tout le front ! La pluie a un peu cessé dans la matinée, les nôtres
sont venus au ravitaillement ; la route est devenue très mauvaise, ce
n’est que boue et profondes ornières. Le soir nouveau changement, tout
le monde revient cantonner au village, l’endroit d’où ils viennent
étant bombardé souvent. Ils s’installent à l’entrée du pays, nous
couchons dans notre tente mais la pluie revient le soir et dure
jusqu’au matin ; réveil le 21 oct
à 6 h, nous sommes inondés, la paille
fait eau de toute part. On s’organise pour y rester la journée quand
même. Le Régt est relevé des lignes et vient à Vakukuci. Partout
inondations, passerelles emportées ; le soir cela va mieux et la pluie
a disparu complètement. Le 22 oct
relève de plusieurs régts, d’autres
partent sur la droite vers le front serbe où va se tenter un effort
sous peu. Le soir nous déménageons pour nous installer au pays avec les
autres.Feuillet 63 – verso
Le
village est occupé
par les services d’une armée serbe, leurs soldats sont installés bien
chaudement dans les maisons et ne se gênent pas. Le 23 oct pas grands
nouveaux, sauf de l’artillerie lourde changeant de côté et d’autre
venant de France. Le soir il arrive des ordres de départ, nous devons
aller à Florina demain, le régt y sera en partie, l’autre ira dans les
environs de Klestina le Ht. Le 24 oct
pas de changement sauf que le Régt
est parti. Nous ne quittons Varberil que le
25 oct pour Florina. Nous
sommes passés par Armeneor et arrivons à Florina vers 2 h. La ville est
au pied de la montagne qui s’étend tout le long de la vallée. Les
sommets sont hauts et dénudés. La ville n’a pas beaucoup souffert des
combats livrés autour d’elle, les casernes sont à l’entrée côté est :
nous installons notre camp derrière les 1ères maisons. Les tentes sont
montées mais nous avons pu trouver à loger le bureau dans une maison à
proximité. Presque tous les habitants qui avaient fui sont revenus et
le commerce reprend. Les gens ne sont pas trop farouches, ils nous
accueillent assez bien. Le soir il pleut un peu, l’ordre est donné
d’utiliser les maisons pour loger les soldatsFeuillet
64 – recto
Le
26 oct pas de grands nouveaux, chacun vaque à ses occupations,
il y a une
grosse animation ici car c’est le point de départ du ravitaillement de
toute la région montagneuse et tout le côté gauche du front vient
puiser ses besoins. Il y a des Russes et notre Divon. Le 27 oct il pleut
presque tout le jour, les camions ne sont pas arrivés car les routes
sont épouvantables, le canon n’a pas donné beaucoup sauf le soir. Nos
hommes sont logés dans diverses maisons, nous déménageons aussi pour
être bien mieux logés aussi. Jamais nous n’avons été aussi bien depuis
que nous sommes en Orient et j’y passerai bien l’hiver. Le 28 oct il y a un
peu de neige sur les sommets, grosse action d’artillerie dans la
plaine. Il fait beau mais les camions ne viennent pas malgré cela. Ils
sont arrêtés plus loin par la route défoncée complètement. Nous
apprenons le soir que nous partons demain pour Buf. Le Régt va plus
loin dans la montagne à 2000 m d’altitude. Le soir j’ai fait une sortie
en ville, les magasins sont tous fermés sauf quelques cafés. Nous
allons dans un des meilleurs prendre le thé qui est très bon.Feuillet
64 – verso
L’établissement
est bien tenu, beaucoup de clients et très difficile d’avoir ses
consommations. Je voudrais bien voir l’aspect de la ville dans la
journée mais comme nous partons demain, ce sera sans doute impossible.
Ce soir tout est calme et verrons nous demain comme ce matin se
réveiller la canonnade. Le 29 oct
- dès le réveil nous faisons les
préparatifs de départ. Comme nous avons le temps je suis allé faire un
tour en ville. La rue principale est très longue, 2 à 3 Km, le côté
ouest de la ville est plutôt Turc, mais la rue principale est habitée
presque exclusivement de Grecs. Les boutiques sont ouvertes mais il n’y
a pas beaucoup de choses à acheter. C’est toujours le mouvement,
l’allure, et le désordre de ces villes d’Orient ; il y a un grand
nombre de soldats de tous côtés car beaucoup encore sont cantonnés dans
la ville même. Le 235è qui vient nous remplacer est arrivé en partie ;
les nôtres sont déjà tous partis. J’ai terminé ma promenade par un
achat de châtaignes grillées, on en vend le long de la rue, à part
quelques bâtiments assez bien, rien dans l’ensemble des rues n’a de
cachet. La mosquée n’a rien de bien mieux que celle des villages.Feuillet
65 – recto
Je
suis rentré au camp où les chargements finis nous sommes partis à midi.
Je conduis 2 mulets d’un copain malade. Nous suivons la route de
Klestina, avant le village arrêt pour le chargement qui tourne, les
autres ont filé, nous restons 4. La route est de plus en plus mauvaise,
il y a une boue de 40 cm au moins par endroits, on patauge ainsi depuis
6 Km. Près de Klestina, nous touchons à la zone dangereuse, justement
les Bulgares tirent, les indigènes qui travaillent à la réfection de la
route détalent de tous côtés, le tir s’allonge et non loin de nous un
obus tombe, bientôt un autre à 10 m mais qui n’éclate pas, un autre
plus court, on s’arrête quelques minutes, le tir changeant d’objectif,
nous repartons. Nous obliquons à gauche, on passe Klestina le Ht sans
incidents et l’on monte vers Buf par la vallée étroite. Nous rejoignons
et nous arrivons enfin par une route horriblement boueuse au pays. Nous
nous installons très mal dans des maisons au bas du pays. Enfin nous
couchons dans une bonne grange ce qui n’arrive pas souvent depuis
longtempsFeuillet 65 – verso
Le
30 oct - la journée a
été des plus tristes, tout le jour la pluie n’a pas cessé, les rues du
pays et les cours où nous sommes cantonnés sont dans un état ! Nos
avons vu passer le Baton du 235è qui est remplacé par les nôtres. Dans
l’après-midi nous visitons d’autres maisons et finissons par trouver de
la place pour tous. J’ai logement à part pour le bureau qui est, cette
fois, bien installé. La maison est inhabitée, nous la nettoyons et on
s’installera demain. Nous apprenons le soir que le 244è est dissous,
nous aurons donc un Bataillon de plus au Régt et chez nous l’équipe va
augmenter aussi. La pluie continue le soir encore. Il passe 2 ou 3
ruisseaux dans le village même qui sont à ce moment très grosses,
heureusement qu’il y a des ponts. Le
31 oct nous avons emménagé et puis le
soir nous avons reçu les nouveaux muletiers (18) ainsi que chevaux et
mulets. Nous voici au nombre de 90. Il fait meilleur temps aujourd’hui
mais le temps est toujours menaçant. Le 1er novembre rien de nouveau à
signaler et jusqu’au 10 pas de changement important dans notre vie. Il
y a cependantFeuillet 66 - recto –
novembre 1916
dans
cette période deux évènements au Régt. Le Colonel prend le commandement de la
Brigade et nous recevons le 7 nov 1916 un nouveau chef qui fait très bonne
impression sur les poilus. Quelques mots sur le village de Buf et ses
habitants. On dit qu’il y a plus de 3000 habitants et cela est probable
car l’agglomération est assez étendue. Le village est bâti sur une
petite croupe de la pente, au fond de la vallée qui va à Klestina. Tout
autour, des montagnes dont l’altitude va jusqu’à plus de 2000 m.
Certains sommets ont eu déjà en plusieurs matins de la neige. Ces
montagnes sont en parties boisées et cultivées presque très haut. Il y
a beaucoup de prés, aussi ne s’étonne t-on pas de la quantité de foin
qu’il y a au village. Il doit y a avoir beaucoup de bétail mais la
plupart a été réquisitionné ou pris. Les maisons sont assez tenues,
quelques unes ont bonne mine, mais c’est surtout la Mairie qui retient
l’attention. C’est un grand bâtiment construit en pierres à 2 étages
avec grenier et sous-sol paraissant neuf. L’ensemble a l’air plutôt
Feuillet
66 – verso – novembre 1916
caserne
que Mairie mais c’est tout de même une belle construction pour ces
régions. Les gens ont l’air assez aisés, ils ne nous sont pas hostiles
au contraire ; cependant il y a beaucoup d’éléments bulgares et on dit
que de nombreux blessés serbes ont été achevés par des habitants lors
d’un recul il y a quelques semaines. Il a été trouvé ces jours derniers
par les nôtres des fusils français et autres cachés dans certaines
maisons. Chaque matin un groupe d’hommes du pays va au travail sur les
routes d’ici, ils sont payés par le Régt et nous leur fournissons le
pain. Le soir au retour ils se réunissent sur la place de la fontaine
et il y a certainement grand débat sur la situation. Un grand nombre
d’entre eux parlent l’anglais, langue qu’ils ont apprise en Amérique
car dans cette région il y a beaucoup d’émigrants. En résumé pays fort
riche, assez convenable d’aspect et pour nous excellent cantonnement.
Le 11 nov – après divers
bruits de départ annoncés précédemment, il se
Feuillet
67 - recto
confirme
que nous changeons de secteur. Ce sont des Italiens qui nous remplacent
dans les montagnes. On attend une Brigade complète et cela se trouve
justement être ceux qui nous avaient succédé au Bélès. Il en est arrivé
quelques uns ce soir. Le 12 nov –
il y a en a beaucoup plus encore car ils
ont installé leurs dépôts de vivres près du nôtre, dans le sous-sol de
la Mairie. Il y a eu du brouillard toute la journée, triste temps ; on
parle du départ dans 2 jours. Le
13 nov – on entend toute la journée une
canonnade très violente dans le fond de la plaine, côté serbe sans
doute, le soir on dit même qu’ils auraient avancé sérieusement ; il
pleut et il fait très frais, triste temps pour le départ qui a lieu
demain matin. Dans la journée il passe les Régts Italiens allant faire
la relève des nôtres : de l’artillerie de montagne qui est d’une belle
tenue, les artilleurs ont le feutre avec une plume. Tous ces soldats
sont très bien équipés et marchent à bonne allure malgré le mauvais
temps. Le
14 nov – réveil de bonne heure et
Feuillet 67 -
verso
préparatifs
de départ, le matin s’écoule et ce n’est que vers midi que l’on part.
Il fait beau mais il y a une boue ! Nous passons Klestina le Ht qui est
entouré de camps de divers Régts. Nous obliquons à droite en nous
écartant de la route car celle-ci est souvent bombardée. Nous prenons
ensuite une piste à travers la plaine qui doit nous mener directement à
notre cantonnement. La piste est par endroits très glissante, on passe
dans les champs de boue. Nous traversons des marais, une rivière et
nous arrivons à Vakukof occupé par divers services d’arrière. On
continue et un quart d’heure plus tard nous arrivons à Vrebeni. Nous
faisons 1 Km environ plus loin et l’on campe au milieu des terres. Il
est six heures, au loin la canonnade, qui n’a pas cessé de la journée,
se poursuit toujours. Il y a eu une journée très chaude, nous apprenons
que les Serbes ont encore bien avancé, fait beaucoup de prisonniers.
Nous montons les tentes, on boit un bouillon et l’on va se coucher de
suite car chacun est fatigué de l’étape, une vingtaine de Km par des
chemins impossibles. Le 15 nov
– Temps froid, menace de neige, dans la
plaine une quantité de campements de toutes sortes,Feuillet
68 - recto
à 300 m de nous, un de nos avions brisé, qui a piqué du nez la veille ;
dans le village environ 300 prisonniers allemands capturés il y a 2
jours par les Serbes. Dans nos parages plusieurs tombes de nos soldats
(175è) ; des tranchées bulgares à peine creusées pleines de cartouches.
Dans l’après-midi des nouvelles de l’avant arrivent. Les Bulgares
reculent partout, les Serbes ont encore avancé, le soir on dit même que
Monastir est pris. Pas de tuyau officiel encore ; mais il y a
certainement du nouveau, les Régts devant venir ici ont reçu
contre-ordre et sont campés sur place, dans la plaine. Il y aura du
changement demain sûrement. Il est tombé de la neige et de la pluie
toute la journée, les montagnes ont blanchi. Le 16 nov – préparatifs de
départ, nous devons nous porter un peu à l’avant, environ 4 Km. Ce
n’est que le soir que j’ai pu partir, il faisait nuit noire, à tous
instants nous sommes coupés par des convois, il y a une boue horrible,
on patauge dans l’eau mais on arrive quand même au pays. Il est 8
heures. Nous sommes à Sokulevo, village bien endommagé par les obusFeuillet
68 - verso
et
abandonné par ses habitants. Le
17 nov – l’ordre de changer arrive au matin,
nous devons rejoindre le Rgt à Dragos. Nous partons vers 10 h et
arrivons avant la nuit au pays. Nous avons traversé la plaine une fois
de plus et nous voici au pied des montagnes, le long d’une petite
vallée. Pays fort triste, gros village mal situé ; nous montons les
tentes et l’on s’étend sur un peu de paille ; il ne fait pas chaud. Le
18 nov – pas de changement dans la situation, nous allons chacun
à notre
travail qui est très chargé ; il fait beau aujourd’hui ; le canon tonne
très dur dans la plaine, en montagne il y a aussi de la canonnade et
les mitrailleuses claquent à 3 Km. Personne ne se doute de ce qui va se
passer le lendemain et pourtant quelle journée mémorable. Le 19 nov – au
réveil rien d’anormal, mais vers 7 h ½ des bruits circulent que les
Bulgares ont reculé et que nous partons. Les 2 Bataillons du Régt qui
étaient au pays partent immédiatement. Nous devons suivre : direction
Monastir. Nous faisons les préparatifs de départ et quittons leFeuillet
69 - recto– novembre 1916
camp
vers 11 h. Il pleut depuis 2 heures et si ça continue ce sera du joli
par ces routes. Il y a 12 Km à faire environ pour arriver à Monastir.
Nous avons donc pataugé dans l’eau tout le long car la pluie n’a pas
cessé. Il a fallu traverser des ruisseaux coupant la route à plusieurs
endroits, la route est encombrée d’une file de convois et de troupes
partant à l’avant. Nous avons passé la ligne de défense, fils barbelés,
redoutes, positions fortifiées, tout était bien préparé ; de la
dernière croupe nous apercevons la ville de Monastir au pied des
montagnes et dont les nombreux minarets pointent au fond de la plaine.
Sur la grande route que nous longeons à grande distance, ce ne sont que
troupes et convois se dirigeant sur la ville. Enfin on arrive, il est 3
heures, il pleut toujours, nous nous installons à l’entrée de la ville
1re maison, non loin de la gare. Nous sommes à 1 Km environ des
quartiers de Monastir, entre nous et la ville, des casernesFeuillet
69 - verso
dont
l’une achève de brûler. Les Bulgares ont mis le feu aux casernes ou aux
édifices publics. Nous logeons dans un grand bâtiment, qui a dû servir
d’entrepôt, la construction est neuve, il n’y a plus ni fenêtres ni
portes. C’est dommage, cela faisait un beau bâtiment. Les Bulgares se
sont retirés dans les montagnes à gauche de la route conduisant à
Puilejo. Il y a eu peu de prisonniers mais ils ont laissé quelque
butin, nous héritons de plusieurs sacs de légumes frais et secs. La
ville a été occupée vers 8 h par un détachement de cavaliers commandés
par le prince Murat. Ensuite la 113è Brigade est entrée avec les
Russes. Ce soir c’est la ruée des troupes montant vers la ville,
artillerie, autos-camions, voitures, troupes, convois de mulets et
d’ânes, tout monte vers la Ville. Beaucoup d’hommes égarés, et comme
nous sommes installés à l’entrée de la ville, nous sommes à tout
instant assailli de questions.Feuillet 70
– recto – novembre 1916
Le
20 nov – il y a dès le matin un mouvement considérable sur la
route qui longe
notre cantonnement. C’est la grande voie de Monastir-Salonique par où
viennent aboutir deux ou trois routes. Les convois se suivent sans
interruption, les camions-autos roulent à toute vitesse, il passe de
troupes, des canons, enfin jusqu’au soir ce sera pareil. Vers 10 h le
matin il est passé un convoi de prisonniers Bulgares, environ 250. Dans
l’après-midi un avion ennemi est venu dans notre zone. Il a fait
demi-tour non sans lancer 2 bombes qui sont tombées près de la voie du
chemin de fer dans le cantonnement des Russes. Il y a eu 2 morts et 5
blessés. Quelques coups de canon dans la journée, le soir fusillade,
c’est tout ce qui se produira, les lignes se trouvent à 6 ou 8 Km de
nous suivant la position du front. Le soir j’ai fait ma 1ère sortie en
ville, la presque totalité des magasins sont fermés, il y a cependant
beaucoup de gens dans les rues et l’on ne croirait pas qu’hier il y
avait encore des Bulgares. Certaines maisons sont pavoisées aux
couleurs serbes ; sur des visages, on lit la joieFeuillet
70 – verso – novembre 1916
de
se sentir délivré de l’ennemi. Les rues sont assez propres, les maisons
ont bonne allure, la grande rue nous conduit dans le quartier
israélite, on traverse une petite rivière le long de laquelle il y a de
nombreux ponts en bois. Je remonte le quai bordé de maisons assez
vulgaires puis un grand bâtiment incendié, dit-on, par nos avions l’été
dernier et qui servait, paraît-il, de dépôt de benzine. Plusieurs beaux
bâtiments font suite, il y a le Q.G. de l’Armée installé dans l’un
d’eux. Une grande animation à cette partie du quai, beaucoup
d’officiers supérieurs allant et venant ; il passe toujours des
convois, des batteries d’artilleries etc.. Je rentre en longeant la
voie du chemin de fer et passe en gare. Il y a encore à proximité une
quinzaine de wagons sur les voies ; ils paraissent en bon état, deux
locomotives sont au dépôt, des machines très endommagées. Une montagne
de caisses à munitions vides ou pleines de douilles, un canon de 77 mis
en piteux état par les nôtres. Les Bulgares ont fait sauter la voie en
plusieurs points, les aiguilles détruites.Feuillet
71 - recto
De
la gare à notre cantonnement il y a 400 m environ, les Russes sont
campés le long de la ligne. Je retrouve les camarades et l’animation de
ce point qui est toujours aussi intense. Le
21 nov – je fais ma 2ème sortie
en ville pour des achats de légumes, quelques boutiques ont ouvert
leurs portes, on voit quelques cafés ouverts également où l’on vend le
fameux « mastic », poison de ces pays. J’y bois néanmoins un bon café
turc. Je suis rentré avec mes sacs de choux et poireaux par une pluie
battante après avoir reconnu d’autres vendeurs dans le quartier où je
me trouvais. Du 21 au 26 nov nous restons au même emplacement il se produit
beaucoup d’évènements durant cette période. D’abord visite du prince
héritier de Serbie accompagné du Général Sarrail. Ils arrivent en auto
et s’arrêtent en face de notre camp. Dans le grand immeuble où se
trouve notre cuisine, il y a au 1er étage l’Etat-major de l’artillerie
: des officiers sont rangés au bas de l’escalier et en tête le Général
Leblois qui commande notre Division et depuis peu l’Armée française.
C’est lui qui leur souhaite la bienvenue, le prince estFeuillet
71 – verso – novembre 1916
tout
souriant, il porte un costume de général Serbe qui lui va bien. Il est
très ressemblant aux portraits qu'en ont fait les illustrations. Après
quelques minutes d’entretien, le prince est remonté en auto avec le
Général Sarrail et les voitures filent sur la ville. Très peu de gens
ont eu cette visite de marque, ce n’est que l’après-midi que la
nouvelle s’est propagée en ville. Des batteries de canons de 120 avec
tracteurs se sont installées près de nous au ras de la montagne. Un peu
en arrière, à 300 m un ballon captif est venu aussi pour ses
observations. Il se produit donc des évènements. Nos canons tirent et
les B. répondent, plusieurs obus tombent dans nos parages, notre «
saucisse » a aussi les honneurs de nombreux coups ce qui forcera les
aérostiers à aller plus loin. Un jour deux ou 3 obus tombent à
l’extrémité de notre camp où sont les artilleurs, il y a des blessés,
un mort même (camarade du pays) et 11 chevaux de touchés. La sécurité
n’existe plus pour nous, chaque obus tombe non loin de nous, des éclats
parfois arrivent même, la ville reçoit quelques obus aussi, onFeuillet
72 - recto
tiraille
de jour et de nuit. Les Italiens arrivent grossir nos troupes, ils
viennent de l’ancien secteur de Buf. En ville, de jour en jour les
boutiques s’ouvrent plus nombreuses, quoique la plupart des vitres des
magasins soient cassées, on reprend les affaires. Il ne reste rien
comme alimentation ; on ne trouve guère que des bibelots ou des
articles de fumeurs. Presque tous les articles sont de marques
autrichiennes ou Boches. Il y a encore pas mal de quincaillerie ou des
tapis et autres passementeries d’Orient mais est-ce bien oriental que
tout cela ? Le matin la foule fait queue devant les boulangeries qui
ont très peu de pain car la farine manque. Les vivres sont hors de
prix, le sucre vaut 15 à 20 F l’oke, le pain 6 F, l’huile 18 F et pour
s’éclairer au pétrole il faut compter 20 F le litre. La population
pauvre est affamée et encore il paraît que c’était bien pire avant
notre arrivée. On voit dans chaque coin où logent des soldats de
pauvres gens à la recherche de quelque nourriture. Un morceau deFeuillet
72 - verso
pain
tombé dans la boue est aussitôt ramassé par ces pauvres diables. Il se
fait chaque jour des distributions de bons de pain ou de farine, malgré
cela la masse de la population souffre de la faim. Chaque jour je fais
des achats importants de légumes frais pour le Régt. Les choux qui
valaient 0,05 l’oke avant la guerre se paient couramment 0,30 ou 0,35,
les indigènes font donc de bonnes affaires avec nous. Le quartier où je
vais est peuplé en grande partie d’israélites de race espagnole ou bien
de Turcs. Dans ces petites rues étroites, mal pavées, boueuses et
sales, il y a un grouillement continu de toute cette population si
mélangée aux costumes si souvent bizarres. Il s’y fait de grosses
affaires car il y a si longtemps qu’on n’avait pas pu se procurer des
légumes en si grande quantité. Comme je l’avais déjà remarqué l’an
dernier en Serbie, les gens sont friands de choux crus, ils mangent à
même dans la rue les feuilles égarées de la vente. On rencontre
généralement beaucoup plus d’hommes que de femmes, cela tient toujours
aux mœurs de ce pays. Suivant les ordres qui ontFeuillet
73 - recto – novembre 1916
été
donné il y a deux ou 3 jours, nous changeons d’emplacement, car
l’endroit devient de plus en plus mauvais. Comme c’est le carrefour où
tout débouche sur la ville nous sommes constamment arrosés et puis il
se prépare quelque chose. Nous partons donc le
26 nov au matin pour aller
nous installer en pleins champs à 3 Km en arrière sur la route de
Florina. Nous remontons les tentes et le service reprend avec
ravitaillement le même soir. Le
27 nov au matin le canon tonne dur, il
augmente vers midi et jusqu’à 3 h c’est un marmitage continu des
positions Bulgares. Nous suivons les éclatements sur les montagnes,
partout les flocons blancs se détachent sur le front battu. C’est un
beau vacarme, prélude de l’attaque que la Division et en particulier
notre Régt doit faire. Nous restons jusqu’à la nuit dans l’inconnu du
résultat. Enfin des nouvelles arrivent, l’avance escomptée a échoue et
notre Régt a trinqué dur. Les deux Bataillons d’attaque, bien partis,
arrivèrent sans mal à l’objectif assigné, mais là, contre-ordre,
l’autre Brigade n’était pas prête, il fallait revenirFeuillet
73 - verso
ou
se maintenir. A ce moment les Bulgares qui avaient évacué leurs
tranchées pour se porter un peu en arrière par suite du bombardement,
reviennent en grandes forces mitraillant et tuant à la grenade les
nôtres à bout portant. La plupart des officiers sont mis hors de combat
; sur 7 compagnies, il y a 13 officiers tués, blessés ou disparus, environ
70 hommes. Dès la contre-attaque, beaucoup ont pu se replier, évitant le
massacre. Tout le monde est furieux contre le manque d’entente pour
conduire cette affaire qui avait si bien débuté. On s’attend un peu à
une nouvelle attaque le 28 nov
mais rien ne se produit, il y a de plus un
brouillard continu qui empêche toute action sérieuse, seule la
canonnade se poursuit. Le 29 nov
pas de changements importants, on
reconstitue les cadres du Régt avec ce qui se présente, des renforts
doivent arriver en outre, enfin pour cette fois encore nous conservons
notre officier. Le soir j’apprends que je pars à Salonique le
Feuillet
74 - recto dernier et attaché au carnet
lendemain
; la nouvelle me plaît assez, en outre de la sortie à faire, cela me
sortira de cette région pour quelques jours, notre nouvel emplacement
est du reste déjà repéré ; plusieurs obus sont tombés aujourd’hui un
peu en avant de nous sur un autre camp. Le
30 nov je fais dès le matin mes
préparatifs de départ pendant que les copains creusent des abris de
bombardement. Plusieurs obus nous arrivent vers 10 h mais ils sont
encore un peu court. Après la soupe, bien content de quitter ce coin
qui ne devient pas sûr, nous partons, un sergent, un camarade et moi
sur l’Intendance où nous devons trouver des camions. Nous prenons à
travers champs et en moins d’une heure nous arrivons. Un petit arrêt et
l’on part pour la gare de Soropitel chacun dans un camion. Il y a près
de 40 Km et si le voyage est fait sans incidents du moins nous sommes
secoués horriblement sur cetteFeuillet 74 - verso –
novembre 1916
route
cahoteuse. Entre Banica et Ecksisu il y a un grand nombre de
prisonniers Boches qui sont employés aux réparations de la route. Enfin
nous arrivons à Soropitel.
Fin du carnet rouge
Les sept feuillets restants, attachés au carnet, sont vierges.
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