La bataille du Vardar
Feuillet 11 - verso
Le
16 octobre 1915. Toujours du
mauvais
temps, la pluie la plupart du temps, heureusement qu’il ne fait pas
froid. Les Grecs continuent à passer très nombreux, nos troupes
continuent aussi à arriver. Le pays où se trouve le camp est peuplé de
nombreuses tortues, nous en avons dans notre TR trois ou quatre. Mais
le camp est devenu un bourbier et il faut creuser des rigoles autour
des tentes. Pénurie de bois sur toute la ligne. Le 17 oct – Pas de
changement dans la situation, il fait moins mauvais mais c’est toujours
de temps en temps la pluie, même tableau que les autres jours, défilé
des Grecs, beaucoup de mouvements dans le camp anglais, arrivée de nos
artilleurs. 18 oct
– Comme variété, j’ai du aller faire des achats de
vivres à Salonique. Nous partons en voitures et dès que nous sommes sur
la route c’est l’encombrement partout : d’abord beaucoup d’infanterie
grecque que nous croisons suivis de leurs nombreux chevaux dont petits
ainsi que des ânes tous très chargés. L’équipement laisse à désirer et
il y manque beaucoup d’allure ; parfois passent des convois
Feuillet 12 – recto
du camp anglais. Ils ont tous leurs équipages et les hommes mis à neuf,
mais leurs hommes sont-ils à la hauteur de la mise en scène ? Souvent
nous sommes obligés de nous arrêter, enfin après être passés en
longeant l’immense cimetière qui est aux portes de la ville, on arrive
en pleine cité au milieu de tout le mouvement. Il faut parlementer avec
le négociant ; tout autour de moi une foule de gens complaisants nous
offrent leurs services et sollicitent pour l’achat de toutes sortes de
marchandises, ils vous passent la main sur l’épaule et chacun cherche à
avoir le client, car ici le rabatteur touche une somme chez le
commerçant où il conduit l’acheteur qui toujours est estampé. Je passe
dans des rues où la plupart des boutiques sont des boucheries. L’aspect
de la plupart des viandes est médiocre sinon dégoûtant, on respire une
odeur fétide et je me demande ce que ce doit être en plein été dans ces
rues où tous les magasins sont ouverts complètement. Je dois acheter un
fût de vin et j’ai deux rabatteurs qui m’emmènent à travers la ville.
Feuillet 12 – verso
On goûte chez l’un plusieurs vins mais toujours le même goût du pays
qui domine sur le vin et on ne s’entend pas. Visite chez le 2ème où
nous tombons d’accord et mon tonneau est rempli de suite, nous buvons
une bonne bouteille de Samos et mon fût est porté à dos, comme du reste
toutes les marchandises, par un porteur qui est là tout près. Nous
avons 500 m à faire et le marchand lui donne 0,25. Après notre
chargement il faut rentrer au camp. Nous suivons une rue très
passagère, la rue Vénizelos entièrement couverte, magasins à la mode
française très bien agencés. Enfin nous rentrons toujours par une route
très encombrée où l’élément grec mobilisé domine. Le 19 oct – Journée
assez belle, pas de changement dans les affaires sauf qu’on en profite
pour faire la lessive dans de petits trous d’eau ou dans des seaux. On
parle du départ et le soir on annonce des permissions. J’hérite d’une
de ces permes, nous partons à 4 h du soir, on saute dans un camion
chargé d’anglais, en route on fait grimper 2 Grecs et nous voilà
Feuillet 13 – recto
en route en riant tous, sans se comprendre que par gestes. Apéritif
dans un grand café où tout en sirotant un Pernod authentique on regarde
la cohue dans le carrefour où nous sommes. A une table près de nous un
vieux Turc qui fume le narghileh, sorte de pipe dont les longs tuyaux
passent par le réservoir d’eau ; nous quittons le café pour aller nous
promener dans la grande rue très pleine de va et vient, mais surtout de
soldats. On marchande à tous les bazars sans rien acheter et on passe
plus loin. Beaucoup de monde dans la rue Vénizelos et on va souper dans
un restaurant de bonne mine. Le menu n’est pas trop mal et la cuisine
n’a pas l’odeur d’Orient trop prononcée, un poulet et les aubergines
sont excellentes. Le vin par exemple est plutôt mauvais. Après souper
petite promenade et il nous faut rentrer par une route pleine de boue.
Heureusement que nous avons un litre à boire en rentrant. Le 20 oct 1915 –
Cette fois c’est
Feuillet 13 – verso
décidé nous devons partir demain matin. Dans la journée je suis
acquéreur de deux tortues minuscules et le soir on va au passage du
235e qui arrive. Le 21/10
– De bonne heure chacun s’est levé, on plie
bagage, les tentes sont enlevées et pliées, on brûle la paille du
couchage et les derniers préparatifs sont faits pour le départ qui a
lieu à 9 h ¼. Il fait beau mais que de la boue. La 113e Brigade
arrive nous remplacer, je croise en route Francis et d’autres
connaissances. Nous prenons en ville la rue du Vardar qui doit nous
conduire plus loin à la gare qui est à 5 km de la ville. On arrive en
cette gare où l’on accède dans 20 cm de boue. Les zouaves finissent
leur embarquement et nous faisons nos préparatifs pour la mise en wagon
des chevaux et du matériel roulant. Ce n’est que vers 4 h que nous
partons tout le TR de la CHR. Pas de wagon fermé, je grimpe sur une
voiture d’où ainsi installé, je vais pouvoir goûter le paysage, mais
quel décor ! Ce n’est, jusqu’à
Feuillet 14 – recto
la nuit que l’immense plaine où pousse une mauvaise herbe, par endroits
marécageuse. Quelquefois une sorte de village, dont les maisons ont à
peine 2 m 50 de haut, est apparu, les habitants forts rares. Les gares
sont comme nulles, on a traversé une rivière ou un fleuve avant 5 h ½
et vers 6 heures passé sur le pont traversant le Vardar dont le nom
n’est pas inconnu. La voie est unique et comme le pont serait vite
démoli sur une largeur pareille, au moins 200 m, car il ne paraît pas
être très moderne. Enfin bientôt nous passons la frontière et à la 1ère
station serbe la gare est ornée de drapeaux. Rien à faire que dormir
puisqu’on a bien mangé et qu’il n’y a rien à voir. On se glisse sous
une voiture où je ne me réveille qu’au terme du voyage. Ou sommes nous
? C’est la 1ère question que j’ai faite à la sentinelle serbe gardant
un
petit pont. Pas de réponse, mais il est 2 h ½ du matin et il faut se
remuer à aller trouver les autres. Toujours le même fourbi quand il
s’agit de débarquer voitures et chevaux en pleine nuit, enfin au petit
jour après avoir
Feuillet 14 – verso
après avoir bu un jus qui m’a paru sans sucre, on est prêt à partir non
sans avoir relevé deux mulets tombés dans leurs brancards. Quel métier,
tout le long des 5 ou 6 Km ça a été à pousser les carrioles en retard,
dans une route affreuse par endroits ; Enfin on est arrivé en vue d’un
gros village qui a été une petite ville mais la plupart des maisons ont
été bombardées lors de la guerre de 1912-13 et il y a la moitié à peu
près qui reste intacte. C’est une sous-Préfecture de Serbie et c’est
bien moche pour une S. Préf. car les maisons sont aussi basses
qu’ailleurs. On peut voir collé contre les murs des maisons la « bouse
» de vaches qui séchée ainsi sert de combustible. J’oublie de dire que
pour venir ici nous avons suivi le cours du Vardar ainsi que la voie
ferrée se dirigeant sur Salonique. On nous a mis en cantonnement à
l’extrémité de la ville, route de Kavadar, nous ne sommes pas trop mal
en comparaison de beaucoup d’autres. Il a fallu s’installer à nouveau
et ainsi s‘est passée la journée du 22. La nuit
Feuillet 15 – recto
a été excellente, il ne fait pas froid et dans la journée la
température est douce. Le 23 oct –
il a fallu reprendre le métier qui se
fait habituellement, le Régt est dans un camp placé
sur une petite
hauteur près du village. Il y a déjà un peu de mouvement de troupes. Le
24. Aujourd’hui on a entendu, très loin le son du canon ; il y a
longtemps qu’on n’y était habitué. Si c’était à Zeitenlick le pays des
tortues, ici c’est le pays des corbeaux. Plus petits et moins noirs que
ceux de France, ils sont en grand nombre et très peu sauvages ; ils
volent autour des maisons, vont partout dans le village et se posent
sur les toits à 2 m de l’homme. Dans les champs et près des maisons, il
y a de grosses alouettes gris-blanc, quel bon gibier si on pouvait s’en
procurer. Le 25 oct –
Pas de changement seulement on mange le biscuit et
dans un autre régt on la sauce. Pour nous c’est une ou deux journées où
la ration de pain est remplacée et le vin qui n’est pas abondant. On
procède à l’abattage du bétail sur place et il faut voir
Feuillet 15 – verso
les indigènes se précipiter sur les dépouilles comme des oiseaux
voraces. La pluie est venue et ce n’est pas drôle, la tente est un peu
humide et la nuit est plutôt fraîche. Le
lendemain 26, il fait beau, et
on entend à nouveau le canon. Comme un des nôtres était sorti
aujourd’hui, il a pu apercevoir à 400 m environ un loup de forte taille
qui s’est enfui après l’avoir vu. Les habitants sont moins farouches
que les 1ers jours mais impossible d’y rien comprendre. Le 27 oct – Pas de
nouveaux importants, on entend toujours quelquefois le canon un peu
loin, les nôtres ne sont encore pas partis. On travaille beaucoup, à la
réfection de la route de la gare. Le 28 oct
– Beaucoup de mouvements de
troupes. Le 244e est sur une crête en avant de Krivola où il échange
les 1ers coups de feu avec les Bulgares. On continue la même vie de
nomades. Partout des tentes se montent. Les artilleurs campent près de
nous. Le 29 oct – On
signale l’arrivée de l’autre Brigade et le
30 le 235e
défile dans le pays. Il fait beau
Feuillet 16 – recto
temps, le canon tonne sérieusement au nord-ouest. On a vu passer
quelques pièces serbes traînées par des bœufs. Le 31 oct 1915 – Le canon et la
fusillade ont fait beaucoup de bruit aujourd’hui, mais encore pas trop
de mal. J’ai eu l’occasion de traverser le Vardar en barque car il n’y
a pas de pont encore. Les eaux sont grosses et très sales, il coule
très rapide et est large ici de 100 à 120 m. Débarqué de l’autre côté
je me rends à Pépéliste, village turc qui a aussi beaucoup de maisons
bombardées. Le village est de piteuse mine, les maisons couvertes en
pierres ou en chaume mauvais, seul le minaret est assez bien. Je
reviens au bout de peu de temps de l’autre côté de la rive pour
rentrer. Dans la nuit on a entendu la fusillade et quelques coups de
canon. Le 1er novembre 1915 – Forte attaque bulgare sur le mont où le 244e
tient tête à de gros effectifs qu’il repousse en leur faisant subir de
grandes pertes. Le 2 nov
encore quelques actions sur la même crête, les
positions restent les mêmes ; les troupes continuent
Feuillet 16 – verso
à arriver, de l’artillerie encore passe près de nous. Le 3 nov 1915 – Passage du
242e qui se dirige vers Kavadar dans la journée et dans la nuit
canonnade et fusillade sur la montagne. Quelques obus sont tombés près
de la gare où il y a eu deux ou trois blessés, un tué. Le 4 nov – Pas grand
changement sauf que l’on se prépare à tous passer de l’autre côté du
Vardar pour aller relever le 244e. Le
5 nov – Fausse alerte nous restons
seuls au pays mais tout le reste du Régt est parti sur l’autre rive. Ca
continue à cogner sur la crête, il y a eu un fort bombardement ce matin
de la ville par les Bulgares, et plusieurs obus sont encore tombés près
de la gare. Il y a eu des pertes au 244e mais la position est
maintenue. Les premiers avions font leur apparition, l’un deux a
survolé l’ennemi ce matin mais a failli être atteint par des soldats
serbes qui l’ont tiré à 200 m. Visite au TR par un officier aviateur
venu pour l’installation d’une escadrille à 3 ou 4 Km de nous. Le 6 nov –
je me transporte à vélo à la gare, de là de l’autre côté du Vardar où
je trouve presque tout le monde
Feuillet 17 – recto
parti sur le mont où se tient l’affaire depuis notre arrivée dans la
région. Les nôtres ont remplacé le matin le 244e et les obus continuent
à arriver de temps à autre. Etant repassé sur l’autre rive quelques
obus tombent non loin de nous, deux dans le fleuve en faisant une haute
gerbe d’eau. Je constate en route qu’il y a beaucoup plus de troupes
encore qu’avant ; partout des tentes et de longues files de voitures ou
de mulets de bât qui cheminent pour le ravitaillement. Il y a encore
des 75 qui arrivent ; les chasseurs d’Afrique se sont emparés,
paraît-il, d’un gros pays aujourd’hui. Le
7 nov – Depuis trois ou quatre
jours c’est le vrai beau temps, les nuits il fait frais mais la journée
un chaud soleil. Le canon tonne fortement ce matin dans la direction
nord-ouest où se trouve l’autre Brigade. Chez les nôtres il se passe
aussi quelque chose. Les ambulances auto vont ce matin faire leur 1er
voyage. Le 8 nov –
canonnade sur le piton de Kara Hodzali où le Régt a deux
ou trois tués, près de la gare beaucoup d’obus
Feuillet 17 – verso
sont tombés aussi sans faire de mal. Le Général Comdt en chef est
arrivé ce matin ainsi que l’Etat-major d’une division. Je suis monté à
l’aviation où un appareil s’apprêtait à partir, il fait la curiosité,
dans ses vols de tous les indigènes qui n’en ont pas vus encore. Le
soir sortie dans un village voisin où je retrouve tout l’élément
bulgare ou turc qui flâne comme d‘habitude. Rentré avec 7 poules et
des œufs. Le 9 nov -
Arrivée de quelques 75 encore se dirigeant sur
Kavadar. Violent bombardement le soir de 3 ½ à 7 h ½ dans la zone de la
gare, il y a des blessés et quelques mulets touchés, le mal n’est pas
selon le nombre d’obus tiré. Le soir on peut assister de loin vers 6 h
à une attaque que l’on devine grâce aux fusées lumineuses et au canon
mais pas de changement. Le 10 nov
– de bonne heure le canon a tonné
direction Nord-Ouest où se trouve entre autres régiments le 242e. La
canonnade devient de plus en plus violente, tous les coups de canon se
suivent sans interruption, par moments la fusillade et les
mitrailleuses se perçoivent très bien. Il fait toujours très beau,
quoique peut-être plus frais. Vers
Feuillet 18 – recto
le soir la gare de Krivolak est bombardée à nouveau. Très peu d‘obus
portent mais un tombe sur un wagon de fourrages qui prend feu. C’est le
1er dégât causé là. La nuit il pleut et le tonnerre gronde, aussi pas
d’actions sur le front. Le 11 nov
– il fait un temps très clair et un beau
soleil, les avions font des reconnaissances et bientôt la canonnade
commence dans diverses directions mais ne se poursuit comme la veille.
Je vais le soir de l’autre côté du Vardar, la traversée est bonne mais
plus de grand bac, il a coulé la veille et il y a eu quelques noyés. Le
retour se fait dans de bonnes conditions quoique avec un peu de pluie
et des routes abominables. Le 12 nov
– température très fraîche ce matin,
passage d’un nouveau régt, le 148e se dirigeant plus au nord-ouest.
L’air est calme sauf quelques coups de canon. Le soir tournée à
Pépéliste où vers 7 ½ on assiste au bombardement de la gare de
Kryvolak. Pas de dégâts avec ces 75 que les nôtres après un repérage
par avion ont vite fait taire.
Feuillet 18 – verso
Le 13 nov – on nous
apprend de bonnes nouvelles du front serbe, mais de
notre côté nous aurions légèrement reculé hier devant des forces trop
importantes. Dès 5 heures et surtout vers 6 h du matin une forte
canonnade est parvenue du Nord-Ouest. A en juger par la fusillade et les
mitrailleuses l’affaire, qui a duré plus de 2 h a du être chaude. Belle
journée il fait un soleil d’automne magnifique. La 193e Brigade quitte
nos parages pour redescendre à Demir-Kapou. Le ravitaillement des
nôtres se fait par le pont des Anglais. On a vu arriver ce matin le 45e
d’Infanterie montant remplacer la 113e Brigade. Le 14 nov – la journée est
sans grand nouveau ; des troupes ont continué à arriver et surtout de
l’aviation qui se trouve à 3 Km de nous. Les vols des avions excitent
la population de tous ces villages qui, si en retard de nous, n’ont
jamais vu ces grands oiseaux. L’armée ennemie jusqu’ici ne nous en a
pas envoyé. Le 15 nov – est un dimanche et comme d‘habitude on ne s’en
aperçoit guère, beaucoup de travail et toujours quelques obus
Feuillet 19 – recto
sur la gare. Le 16 nov –
j’ai fait ma 1ère sortie au pont des Anglais vers le
campement des nôtres. On passe le Vardar près d’un grand pont démoli
pendant l’autre guerre, les Anglais ont installé un bac (ou portière)
qui fonctionne très bien et paraît assez solide. Les nôtres sont campés
au pied des montagnes formant le piton de Kara-Hodzali. La vue de
certaines de ces montagnes est curieuse, de petits monticules avant la
chaîne sont en forme de côtes de melon et leur teinte est d’un gris-bleu
se détachant de très loin des montagnes dénudées. Quelques obus sont
tombés avant notre passage, car une batterie en position est visée
depuis plusieurs jours. Le 17 nov
– le temps est devenu plus froid. Il a
plu beaucoup dans la nuit, nous avons été remplacés au cantonnement par
une section d’auto ambulances et il nous faudra partir demain. Vers le
soir le temps
Feuillet 19 – verso
est encore redevenu plus froid, le vent est très fort et il faut bien
amarrer les tentes et boucher les ouvertures car il ne fera pas chaud
cette nuit. Le 18 nov –
on s’est levé de bonne heure pour déménager et
chacun va vite boire le café pour se réchauffer. Il a gelé pour la 1ère
fois et l’air est très vif, à 5 h ½ il y a 3° au dessous. Le temps est
très clair et quand le soleil se lève il fait assez bon. Nous partons
pour aller nous installer à 3 Km le long de la voie ferrée allant à
Kryvolak et près du Vardar. Le soleil est assez chaud et le campement
s’installe peu à peu au milieu de ce chaos de la nature, entre deux
petits monts c’est la grande rigole sans eau, de maigres buissons, une
herbe sèche parmi le sol rocailleux, voilà le terrain de la future
installation. Vers le soir les guitounes sont faites et chacun peut
dormir dans sa belle villa de campagne.
Feuillet 20 – recto
Le 19 nov – le temps est
bien meilleur, on dresse de nouvelles tentes, le
bureau est monté et cette fois bien installé, on fait de petites
sorties le long du ravin où la nature a fait de curieuses choses. On
retrouve parmi ces terres d’alluvions des bancs de pierre très plates
de toutes épaisseurs, par endroits il y a de véritables escaliers, on
dirait en voyant ces bancs de pierres être dans un pays ardoisier. On
est tout heureux de les trouver pour monter des petits murs autour des
tentes. Le canon tonne toujours par petits moments, la gare et les
environs sont toujours le point de mire principal. Toujours grands
mouvements sur la route mais pas de nouvelles arrivées de troupes. On
guette cependant le passage des trains la nuit, mais rien. Le 20 nov –
comme nouveauté, il y a des bruits étranges qui circulent ; nous
aurions reculé un peu, de plus l’ennemi prononcerait un mouvement
tournant à l’ouest, on parle de l’évacuation de nos positions, du
retour en France, etc.. Le soir on a vu monter un train où il y avait
un peu de troupes
Feuillet 20 – verso
Renseignements pris, c’est une section de brancardiers qui arrivent.
Les ambulances auto ont passé se dirigeant vers la gare, on a cru que
c’était pour embarquer et partir. La nuit j’ai mis la tête à la
portière pour voir deux trains monter, pas de troupes encore. Le 21 nov –
la journée s’écoule sans nouvelles bien sûres de la situation. On
colporte des canards de toutes provenances mais sans nouvelle
officielle. On prend des dispositions pour le ravitaillement futur, et
pour commencer on s’approvisionne d’un troupeau de bétail ; moutons et
bœufs, il y a environ 90 bêtes qu’il faut garder au camp la nuit ce qui
n’est pas une sinécure. La nuit un seul train est monté pour le
ravitaillement, il est reparti au matin du 22 où chacun a eu un réveil
frileux, le brouillard et la gelée de la nuit ont fait passer la
température à zéro. Il fait bon boire le jus pour se réchauffer et il
faut se remuer pour ne pas claquer des dents ; Les moutons qui avaient
des pieds attachés sont à moitié gelés, un est clamsé. Tout le
troupeau
Feuillet 21 – recto
est mis en liberté à travers la montagne. Pas de tuyau sur les affaires
et l’on est toujours à ce matin du 22 dans l’incertitude des
évènements. Vers 10 heures le brouillard s’est dissipé et il fait un
beau soleil, à midi il fait même chaud, toujours quelques coups de
canon sur nos positions et dans les parages de la gare, coups de fusils
également le long de notre front. Les convois continuent à ramener du
matériel et des vivres à la gare, ce qui prouve qu’il y a bien quelque
chose. Dans la nuit 3 trains sont monté vides puis redescendus chargés,
on déménage sûrement. Le 23 nov
- toujours brouillard le matin, pas grand
nouveau sur les affaires sauf une violente fusillade vers le soir à
droite de notre Régt et en face nous. Toute la nuit des coups de feu
sont tirés ainsi que quelques coups de canon. Le 24 nov – le brouillard est
plus froid que les autres jours, partout c‘est une bonne gelée blanche,
tout le monde constate que pas un train n’est venu la nuit, nous voici
isolés et notre séjour doit se tirer
(il y avait eu un déraillement sur la voie)
Feuillet 21 – verso
Je fais un voyage au pont des Anglais voir notre équipe de
ravitaillement. Je vois non loin de la route beaucoup de trous d’obus
faits la veille. Pourtant la journée se passe sans grand tapage. Dans
la nuit des trains sont encore montés mais pour emmener encore des
vivres ou des convois. Le 25 nov
– il fait assez beau, pas de brouillard,
5° le matin, quelques coups de canon et coups de fusils en face de
nous. Les bruits des plus sensationnels continuent à circuler, on parle
plus que jamais de l’évacuation de nos positions mais que faut-il
croire ? On fait l’abattage du troupeau de bétail, est-ce un indice de
départ ? Les trains sont montés dans la nuit emmenant du matériel
d’opération. Le 26 nov
– au réveil il neige, partout c’est déjà une bonne
couche blanche et ça continue tout le matin. Les nouvelles sont
meilleures aujourd’hui mais peut-être pas plus sûres que la veille.
Quelques coups de fusil et quelquefois le canon malgré le temps neigeux
et sombre. On ne distingue rien à
Feuillet 22 – recto
1 Km aussi deux trains sont passés dans la journée ce qui ne s’est pas
vu depuis quelques jours. Le plus embêtant c’est qu’on n’a pas encore
touché de vin en gare, pas de café non plus. Est-ce la ceinture ? Vers
4 heures quelques rumeurs font croire que nous partons dans la nuit
mais ce n’est encore pas notre heure et ce n’est qu’un faux bruit. Il
fait mauvais temps de plus en plus, il neige toujours un peu. Je me
rends au Pont des Anglais vers 4 h ½. Les routes sont coupées par la
boue et la neige fondue, enfin le retour se fait sans incidents. J’ai
remarqué en route beaucoup de convois qui s’embarquaient et d’autres
repassant le Vardar pour revenir sur notre région. Le 27 nov – il neige un peu
au réveil et cela va en augmentant, on gèle des pieds dans notre
bureau, et comment fera-t-on le ravitaillement. Il y a une couche d’au
moins 10 cm vers 9 h du matin et pas d’ordres encore de départ. Quel
triste tableau de voir tous ces convois partir et nous rester encore :
comment fera-t-on si ça continue encore un jour ou deux. La journée se
passe cependant sans nouveaux ordres. On fait un bon feu le soir pour
se
Feuillet 22 – verso
réchauffer et sécher les vêtements. Il fera bon se couvrir sérieusement
cette nuit car dans notre voiture, il y souffle pas mal d’air. Le 28 nov –
il fait encore plus froid que la veille, pas de chute de neige et le
temps reste très couvert, on ne ne voit pas à 500 m dans cette brume et
dans la montagne c’est bien pire, à 100 m, on ne distinguerait pas un
poilu ; les trains circulent tout le jour emmenant toujours des convois
ou des troupes. Pas de bruit de départ pour nous ; la température a
fait naître beaucoup de malades, les uns ont des bronchites, d’autres
ce sont les pieds qui ont gelé. Le séjour des troupes aux tranchées est
devenu très pénible, ils sont obligés de tenir dans des conditions
presque au dessus de ce que l’on peut demander. On fait une « cagna »
pour se garantir mieux du froid qui continue plus glacial encore. Le 29 nov – au matin il y a 8° au dessous, le temps est très clair et un beau
soleil dans la journée vient nous réchauffer, un peu de dégel vers midi
puis le soir le
Feuillet 23 – recto
froid paraît encore augmenter. Encore une trentaine de malades
descendus du Piton dans cette journée. Le
30 nov – il y a 13° au dessous à
notre réveil, brouillard intense, givre partout. La route est glissante
et ce n’est que vers 10 h que le brouillard se
dissipant, un soleil chaud vient donner quelques heures. Le Vardar
charrie de nombreux glaçons. La traversée est faite pleine de
difficultés ; beaucoup de malades encore ; quelques coups de canon vers
le soir, il fait peut-être moins froid qu’hier. On apprend que notre
tour de départ sera bientôt, tout le monde en est réjoui, quitter ces
lieux qui ne nous ont laissé que mauvais souvenir de la Macédoine. Et
l’on rentre le soir dans la cagna, où il fait si bon après être resté
un instant auprès du grand feu de bivouac installé au milieu du camp,
un vrai spectacle de la grande armée de Napoléon dans les neiges de
Russie. Le 1er décembre 1915
Feuillet 23 – verso
tout le monde en s’éveillant a la sensation qu’il fait beaucoup moins
froid. Il n’y a que 4°, le temps est couvert, mais pas de neige. Les
trains continuent à monter et repartir chargés. Dans la matinée à la
suite d’ordres je me rends une dernière fois à Pépeliste où j’apprends
que notre départ sera pour le lendemain. Grosse animation en gare où se
chargent de l’artillerie et l‘aviation, traversée du Vardar dont les
eaux sont assez basses, c’est un va et vient continu d’une rive à
l’autre, vu le grand nombre de voitures et de passages qu’il y a à
traverser puisque pour nous c’est le dernier jour. Les Bulgares tirent
vers 3 h quelques coups de canon dans les parages de la gare sans faire
de dégâts. Je croise beaucoup de poilus évacués pour diverses maladies,
venant la plupart du Piton. Ils ont eu 20° de froid à subir un jour,
aussi la perspective du départ les rend heureux. Comment ferons nous
l’étape de 20 Km pour aller à Demir-Kapou demain ; grosse question vu
le manque presque entier de route carrossable et
Feuillet 24 – recto
ce soir avant de terminer je vois la journée du 2 pleine de
difficultés. Serai-je moins dans les inconvénients que je me le
représente ? mais je crois que nous en verrons de dures avec ces
attelages qui tirent trop souvent de travers. 2 Décembre – Réveil à 4 h,
démontage des tentes, dernier amarrage des voitures et à 8 h ½ on part
sur Négotin, arrêt à l’entrée du pays où par suite d’une forte côte
tous les attelages doivent être doublés ce qui prend beaucoup de temps.
Le terrain de la côte est très mauvais, le dégel n’est pas complet et
les chevaux glissent, enfin après 45 minutes notre convoi monte. La
route ensuite est assez plate, mais ce n’est pas une route carrossable
on a suivi une piste à travers champs et qui relie Négotin à
Démir-Kapou où nous allons. On s’arrête plusieurs fois : devant nous il
y a plus de 200 voitures et vers 4 h l’arrêt est complet, la route est
depuis longtemps un chemin de boue, il y en a 30 et 40 cm à certains
endroits, il fait froid vers le soir ; on allume de petits feux en
attendant que le convoi reprenne
Feuillet 24 – verso
sa route mais il est arrêté par une longue côte au sommet de laquelle
on descendra en 2 ou 3 Km sur Demir-Kapou. Heureusement que
l’artillerie vient donner du renfort et petit à petit les voitures
montent, mais il fait froid, on a la dent et alors on casse la classique « boîte de singe ». On fait chauffer à tous un bon quart de vin
et vers 9 h nos 1ères voitures ont pu être montées, il a fallu pousser,
crier, mais elles sont arrivées en haut quand même vers 11 h ½. Pour
quelques uns, nous nous sommes couchés dans un petit local près du
chemin de fer où empilés avec d’autres qui comme nous s’étaient arrêtés
à la côte, et grâce à la fatigue, on a bien dormi. Le 3 déc – Réveil à 7 h,
on la saute et on tape sur les vivres de réserve, ¼ de vin la-dessus et
je pars à pied à Demir-Kapou. Visite aux copains et retour aux voitures
par la voie du chemin de fer. Le pays est mieux boisé que d’où nous
venons, c’est je crois moins triste que Krivolak, le long de la voie de
nombreuses huttes de Serbes, faites en pointe avec du torchis sont
assez semblables à celles des Indiens.
Feuillet 25 – recto
De retour aux voitures, on remonte au dessus de la côte pour repartir
sur Demir-Kapou. La descente est rapide et beaucoup de précautions sont
nécessaires pour descendre les voitures sur un sol à moitié dégelé. On
arrive à notre emplacement près de la gare vers 1 heure du soir. C’est
un grand terrain vague où de très nombreux convois sont stationnés.
Bientôt le dégel va transformer tout ce grand espace en une boue
épaisse et collante. Le soir les tentes sont montées, tout le monde est
là, beaucoup sont très vannés, car des voitures sont restées dans la
nuit et les types ont gelé. Un bon gîte pour coucher grâce au
beau-frère et le 4 on est tout heureux de voir le froid disparu et
bientôt le départ approcher. J’oublie de dire que j’ai fait la veille
la traversée du Vardar, sur un bac qui allait très vite, on passait les
vivres pour le Régt arrivant la nuit après avoir évacué ses positions,
tout le jour beaucoup de mouvement en gare par
Feuillet 25 – verso
suite de l’évacuation à l’arrière de tous les services, des civils même
et de quantités d’approvisionnement. Le canon a tonné très fort vers le
soir d’où nous venions. Le 4 déc
– journée sans incidents, on a continué à
patauger de plus belle dans notre camp, toujours grand mouvement à la
gare, nous avons reçu du courrier chose rare, les troupes ont continué
le mouvement à l’arrière et nous devons partir demain. Le 5 déc – journée
passée dans l’attente du départ, quelle boue partout, on boucle les
voitures et vers 4 h on est prêt à embarquer mais c’est toujours la
même chose, quand on est prêt il faut attendre et jusqu’à quand ? Seuls
tous les conducteurs et les chevaux font l’étape à pied, nous allons à
Guevgueli à une 50aine de Km. Vers 6 h le train arrive et l’on part
embarquer, c’est assez vite fait, nous avons fini à 8 h le chargement
du train et l’on part aussitôt. A 9 h nous sommes en arrêt à Stroumitza
la 1ère station long arrêt, il y a un beau coup d’œil à prendre de
Feuillet 26 – recto
jour sur le parcours que nous venons de faire, la voie passe dans des
gorges profondes, des rochers gigantesques, on suit et on coupe le
Vardar, le temps paraît moins froid à mesure que l’on descend. Je
termine mon résumé dans une voiture à viande où il fait bon, du foin et
des couvertures on va dormir un peu. Je me suis réveillé le 6 à
l’arrivée en gare de Guevgueli, il était 2 h ½ environ ; comme je
voyais le débarquement encore lointain, j’ai repris le sommeil avec mes
deux compagnons de voyage et au jour nous avons sauté à terre. C’est
mieux comme gare que ce que nous avions plus haut, il y a beaucoup de
mouvement sur les voies, vers 7 h ½ on commence le débarquement qui est
assez vite fait. Tout le travail est fait par une centaine de
prisonniers Bulgares qui, sous la garde de territoriaux, mènent à bras
les voitures jusqu’à notre parc de cantonnement qui est à 300 m, près
de la voie. Quand
Feuillet 26 – verso
tout est en place, le 1er soin est de se débarbouiller complètement :
depuis plusieurs jours c’était plutôt négligé, après nous allons à
travers la ville. Guevgueli compte environ 10.000 hab. ; la frontière
grecque est à 2 Km ; il y a une grande rue qui coupe la ville sur 1800
m de long environ. Il y a là un mélange de tous les peuples des
Balkans, des Grecs commerçants, des Turcs qui font généralement tous
les bas-métiers et les manœuvres, enfin beaucoup de Serbes dont une
grande partie sont des évacués de l’intérieur. Nous rencontrons
beaucoup de monde partout, il y a des femmes très bien mises mais dont
la tristesse du visage laisse voir des réfugiées. On voit aussi les
ambulancières anglaises, quelques unes les cheveux coupés ras, jupe
courte, en général pas très jolies, il y a dans la ville tous les
services d’hôpitaux, ambulances, dépôts d’éclopés de l’armée d’Orient
aussi partout des Croix-Rouge. La ville est bâtie très au large.
Feuillet 27 - recto
On y respire moins mal qu’à Salonique, c’est surtout plus propre, les
magasins sont pour la plupart fermés depuis quelques jours, il y a des
cafés assez bien mais le vin y est très cher, on ne peut boire que le «
mastic » qui se trouve partout. Il y a de beaux bâtiments, grands
balcons, mais souvent dans ces belles maisons qui n’ont pas de
cheminée, il y a un tuyau de poêle qui sort d’une fenêtre et noircit le
mur au dehors ! c’est la mode de ces pays. Nous avons pu constater que
tout est très cher mais il y a si longtemps qu’on a rien dépensé ! Les
troupes ont continué le soir leur mouvement de recul, les convois et
l’artillerie arrivent toujours, d’autres s’embarquent déjà pour
Salonique. Le soir le Régt arrive, et ce n’est pas une petite affaire
que faire les distributions ; le tout a été terminé à 10 h ½ le soir.
Le 7 déc – un Bataillon des
nôtres est parti de bonne heure à 15 Km en avant
car ça chauffait dur. Nous sommes tous les TR de la Division ensemble
et le camp a du mouvement.
Feuillet 27 – verso
Toute la journée le canon a tonné dur en avant de nous. Les Bulgares
opposent de grosses forces aux nôtres qui se replient en bon ordre. Pas
de nouvelles officielles sur la situation, beaucoup disent que la
Division rentrera en France, d’autres disent l’Egypte. En tous cas
chacun attend la fin de cette campagne qui n’a abouti à rien, avec
grande impatience. Le 8 déc
– levé de bonne heure et me rendant à
l’Intendance, j’ai rencontré l’occasion de faire suivre directement
tout mon récit. J’en profite pour clore en attendant mon retour pour la
suite de mon journal.
A Guevgueli le 8 Décembre 1915
Feuillet 28 - recto
Le 9 déc – pas de
changement important dans la situation, des régiments
arrivent au pays, d’autres repartent aux avants-postes, en ville c’est
un va et vient continu de toutes sortes de marchandises transportées en
gare, surtout de la farine amenée là par des charrettes à bœufs du pays
ou bien à dos d’ânes. Le soir, il y a plus de 2000 sacs ainsi
transportés. On entend très bien le canon et ça a l’air de chauffer
sérieusement, il y a des régiments qui ont eu des pertes élevées. Vers
le soir on nous amène un gros troupeau de moutons, il y en a au moins
600. On parle d’un prochain départ et en effet le 10 déc on démonte les
tentes et l’on charge les voitures. Comme nous mangeons la soupe,
plusieurs indigènes propriétaires des moutons razziés certainement
tentent de les emmener. On saute sur les armes, chasse sur eux et ils
ont vite disparu. Il est onze heures, on va partir pas très loin je
crois, mais direction de Salonique. Ce n’est que vers 1 heure que nous
sommes partis, sortie assez difficile et on suit un moment la voie
ferrée, puis on
Feuillet 28 – verso
traverse un bras du Vardar, ensuite la route nous conduit à un pont de
fer sur le Vardar. Ce pont est déjà relié par les cordons de mine qui
le feront sauter un peu plus tard. De là nous faisons 2 Km environ par
une route très mauvaise, le long de laquelle se trouvent des camps de
convois qui comme nous vont à l’arrière. Puis on arrive à l’emplacement
où nous dresserons nos tentes. Il est 3 h ½ et chacun se met au travail
pour pouvoir se coucher à l’abri. Le
11 déc – tout le monde est debout de
bonne heure, il y a un peu de brouillard, au jour naissant les voitures
vont au ravitaillement journalier, le dernier sans doute fait en
Serbie. Vers 7 h ½ une forte canonnade a lieu vers le Nord-Ouest, ce
sont sans doute des grosses pièces car les explosions sont très fortes
; on entend ensuite très loin la fusillade et les mitrailleuses qui
font rage. Je me suis lavé à la fontaine du village voisin où la source
était presque chaude. On commence à voir vers 8 h ½ les convois et
l’artillerie s’acheminer à la frontière grecque qui est à 8 Km d’où
nous nous trouvons. Il en
Feuillet 29 - recto
passe continuellement pendant 2 heures. Que de voitures et de chevaux,
beaucoup emportent des souvenirs du pays et tous les Corps emmènent,
qui des moutons et chèvres, qui des ânes ou de petits chevaux du pays.
Il fait un soleil magnifique et d’où nous nous trouvons, on a une jolie
vue. Devant nous le Vardar, puis un peu à l’arrière la ville de
Guevgueli et dans le fond des montagnes hautes et escarpées dont les
cimes sont couvertes de neige. Vers midi je suis monté sur un petit
monticule au dessus de nous, on découvrait le pays très loin, dans le
bas un marais où pullulent des canards ou oies sauvages, plus loin la
montagne d’où se détachent des villages assez importants. Un peu plus
loin, le long des crêtes de l’horizon, la canonnade et la fusillade
font rage. Rentré au camp nous apercevons bientôt d’épaisses fumées
sortir d’un quartier de Guevgueli, cela va en s’accentuant, il paraît
que ce sont les casernes
Feuillet 29 – verso
serbes qui sont brûlées avant l’évacuation. Des quantités de munitions
brûlent en explosant en même temps. Vers 1 heure on reçoit l’ordre de
partir, en ½ h tout est prêt et l’on part sauf l’adjudant resté avec 4
voitures pour assurer le ravitaillement du lendemain. Sur notre route
beaucoup de convois ce qui nous force à nous arrêter plusieurs fois.
Nous traversons le 1er village grec, beaucoup de types qui vendent du «
mastic » voilà tout ce que j’ai vu de la population, je pars en
reconnaissance à bicyclette ce qui est un rude boulot, des routes
horriblement mauvaises et un brouillard intense. Enfin tout s’est bien
passé, le convoi est arrivé vers 5 h au point assigné pour la nuit.
Nous sommes sur la route de Karasuli, près du village de Smol ;
aussitôt corvée d’eau à un ruisseau qui passe à 500 m, corvée de foin
quand à 7 heures tout est prêt pour la soupe. Chacun est content de
vite manger pour aller
Feuillet 30 – recto
se coucher. J’ai passé la nuit dans une voiture où nous n’avons pas
senti le froid. Le 12 déc
– de bonne heure on lève le camp. Je pars à
bicyclette devant le convoi, il est 6 h et quelle route ! Nous faisons
10 Km environ et l’on arrive à la gare de Karasuli. Grosse affluence de
convois à proximité. On fait le ravitaillement et je repars plus loin
par la route de Doiran. Il est très difficile de faire tout le parcours
à vélo sur cette piste, par suite des nombreux marais que l’on coupe ou
bien des oueds et des ruisseaux que l’on traverse, au passage de l’un
d’eux, j’ai pris un bon bain de pied et pour comble ma sacoche est
tombée à l’eau aussi, inondant papiers et mon truc personnel. Je suis
très navré de l’incident et je repars pour Kulinova où des T.C. du Régt
sont campés déjà. Je pousse ensuite sur Kilindir à travers une route
affreuse, marécages, ruisseaux,
Feuillet 30 – verso
oueds, enfin c’est sur un parcours de 3 Km au moins, la marche à pied.
Heureusement que ma mission s’est vite terminée car j’étais fatigué et
rien à manger ; j’ai fait cependant le retour assez vite de jour et ai
trouvé du pain à l’arrivée près du village de Kulinova où nous devons
nous réunir. Nos voitures arrivent quant moi et le montage des tentes
se fait de suite. Il est 7 h quand on va se coucher ; nous avons mangé
une excellente soupe et la terre une fois encore va nous faire trouver
le repos excellent. Il est passé beaucoup de troupes allant dans
diverses directions, il est aussi arrivé des égarés crevant de faim,
allant au hasard de la retraite. Le
13 déc – réveil à 7 h, nos autres
compagnons ne sont pas rentrés encore. Le ravitaillement a lieu par les
CVAD sur la route allant à Kilindir. Bientôt notre détachement arrive
Feuillet 31 – recto
Ils sont très fatigués et ont eu beaucoup de difficultés depuis notre
départ. Ils ont ravitaillé bien près des Bulgares et sont rentrés par
des routes peu sures. Ils ont trouvé en route un pauvre zouave qui
s’était tiré un coup de fusil dans la tête, sans doute, se voyant égaré
dans le brouillard a-t-il préféré le suicide à être torturé par les
Bulgares. La journée s’est passée fort tranquille, pas de canonnade,
les nôtres se sont repliés près de nous et on ne sait pas si les
Bulgares ont passé la frontière et nous suivent. Mais on ne sait pas
non plus si nous rentrons à Salonique et pour tous l’important est de
quitter ce pays. Je ne suis pas le seul à ressentir dans cette journée
des symptômes de fièvre. Beaucoup sont comme moi, maux de tête,
lassitude, maux de cœur. Enfin la nuit venue on a vite mangé et
aussitôt dans la tente pour dormir.
Feuillet 31 – verso
Le 14 déc – pas de
changement dans la situation ; Je croyais que nous
lèverions le camp ce matin mais rien encore. Chacun vaque en toute
tranquillité à ses occupations et de la guerre nul bruit ne nous
parvient. Partirons nous pour Salonique ? Questions que l’on se pose
dans cette matinée du 14. mais vers 2 h ½ du soir l’ordre arrive de
partir le même soir, chose difficile vu nos voitures parties de deux
côtés différents. Je dois aller aussitôt à Karasuli pour transmettre
l’ordre à notre officier et au convoi qui est en gare. Il y a 15 Km
mais cela est fait en ¾ d’heure malgré la route mauvaise. En route j’ai
croisé divers éléments de Division Billoud, ils sont très fatigués et
leur allure est celle de soldats qui ont eu beaucoup de privations. Les
zouaves qui ont fait cependant beaucoup de travail ici sont contents
que ce soit la fin de cette
Feuillet 32 - recto
campagne. Près de la gare, grosse affluence de troupes se dirigeant sur
Salonique par terre ou par chemin de fer. Des Bulgares on n’en parle
plus, puisque tout est devenu tranquille et qu’on se dit qu’ils n’ont
pas franchi la frontière. Le retour au camp s’est fait avec beaucoup de
peine, un vent très violent gênant la marche en vélo, de plus
impossible presque de manger, vu la force du vent, dans la cuisine en
plein air. Il est décidé un peu plus tard que nous restons jusqu’au
lendemain matin et il faut remonter les tentes, ce qui, en plein vent,
ne se fait qu’avec de grosses difficultés. On se couche vers 9 heures
et le 15 déc à 2 h du
matin – réveil de toute l’équipe ; pendant qu’un
groupe va ravitailler le Régt, nous démontons les tentes et amarrons
les voitures. Vers 4 h ½ on est prêt à partir. Le vent est
Feuillet 32 - verso
tombé mais il fait une nuit d’encre. Comment ferons-nous pour nous
diriger sur cette route à peine tracée dans les champs. A la suite
d’accrocs il est 5 h quand tout est démarré. On va prudemment, des
voitures restent un peu en panne au passage des ruisseaux mais on
arrive au jour sans autre incident. Ensuite on chemine par la piste en
ornières, il pleut par moments, on traverse des oueds à sec, des
ruisseaux, on monte et on descend dans ces champs où il n’y a pas de
culture, on aperçoit quelquefois un reste de village, la plus grande
partie étant brûlée, pas d’arbres ; c’est encore plus triste que la
Macédoine serbe. Enfin après de sérieuses difficultés on arrive à un
pays où nous camperons. De suite, recherche de la paille et chasse aux
poules moyen-
Feuillet 33 – recto
-nant 2 F. Les tentes sont montées et il n’est que temps car il pleut.
Que seront les routes si nous repartons demain ? avec des attelages
fatigués. Nous sommes en village grec (Armutei) mais quand serons nous
à Salonique ? Les régiments continuent à passer près de nous, se
dirigeant dans divers endroits ; malgré la pluie le troupeau de moutons
est abattu en plein vent ce qui n’est pas un petit travail vu le manque
de matériel. Ici les gens paraissent très avares, comme maisons et dans
l’ensemble du village, c’est mieux qu’en Serbie. La journée s’est
écoulée bien tristement, il pleuvait presque tout le temps et dès 7 h
tout le monde était couché. Le 16 déc
– journée qui restera la mieux gravée
dans les souvenirs de la campagne. Tous les éléments contre nous : la
pluie, pas de gîte le soir, des ruisseaux impossibles à traverser et
pas
Feuillet 33 – verso
beaucoup de vivres. Mais quelques mots sont nécessaires quand même.
Nous avons fait heureusement une bonne nuit, tout le monde en avait
tant besoin, et on prépare le départ pour 10 heures. On démonte toutes
les tentes, on mange la soupe en vitesse et l’on part tous ensemble.
Des (routes) toujours la piste en ornières, inondées, la pluie plus
forte qu’avant, des champs pleins de flaques d’eau, voila le tableau
des 6 Km faits pour commencer. J’ai marché près des voitures et
naturellement il y a bain de pied comme les camarades, il pleut
toujours quand vers 1 h nous nous arrêtons près d’un village où campe
le Régt, on attend des ordres pendant 3 h sous la pluie qui redouble
dans un champ inondé, par endroits sur la route il y a 30 cm de boue.
Jamais les heures ne nous ont paru si longues ; mais aussi cette pluie
persistante sur un sol imperméable l’eau monte dans les petits cours
d’eau et quand nous repartons vers 4 h, on ne peut circuler longtemps
sans être arrêté par un torrent. On lance les attelages
Feuillet 34 - recto
l’on passe quand même, les chevaux ont de l’eau jusqu’au ventre, les
voitures baignent dans l’eau mais on est passé quand même. Un peu plus
loin et un autre torrent nous oblige à nous arrêter encore, il y a
davantage d’eau et la sortie plus difficile, on passe la moitié des
voitures mais une reste en panne au milieu du courant ; nous avons
travaillé ¾ d’heure pour la tirer de là, l’eau entraînait des chevaux à
la nage, enfin la voiture est sortie. Il est nuit et devant cette
avalanche d’eau on renonce à passer le reste des voitures. Nous allons
à 1 km plus loin où l’on décide de passer la nuit. Il pleut à peine et
comme l’on doit repartir le lendemain de bonne heure, on n’installe
rien, quelques uns se sont couchés dans les voitures, d’autres dans un
bâtiment voisin, pour moi et 8 de mes camarades, nous avons allumé un
grand feu et avons veillé à côté. On s’est séché pendant la nuit, nous
avons fait le jus et le jour est venu que nous étions
Feuillet 34 - verso
plus dispos que les autres encore mouillés. Le
17 déc – donc, nos camarades
de l’autre côté passent avec nous sans peine, la pluie ayant cessé le
soir, très peu d’eau dans les torrents ; on prend la ration de rhum et
on part, il est 7 h ½. Grande montée au départ, la piste très mauvaise,
enfin avec beaucoup de peine on est monté, puis la piste a semblé
meilleure ; après 7 ou 8 Km nous arrivons près d’un village
(Kara-Bunar), on mange un peu et en attendant des ordres pour une
nouvelle étape. Vers 1 h on repart, traversée du village, puis on
grimpe dans les montagnes à travers les champs, la piste est assez
bonne, il fait beau temps, petit à petit le soleil donne et quand nous
arrivons au sommet il fait chaud, puis on descend sur Golo-Bazi. De là
on prend une mauvaise piste couverte de boue, on traverse une région
marécageuse puis on arrive auprès du village où nous camperons. Les
tentes sont vite montées et vers 7 heures tout le monde va se reposer.
Le 18 déc – on prend
vers 10 h des dispositions de
Feuillet 35 - recto
départ, nous partons sur Giogine 7 Km. On croirait que ce n’est rien à
faire, mais ici les étapes ne se mesurent qu’aux difficultés du terrain, nous sommes partis doublant les attelages et malgré cela les voitures
sont arrivées avec grand peine. Les chevaux sont fourbus et si cela
continue encore un peu nous n’en aurons plus. Partout ce sont des
pistes où les roues enfoncent des 20 et 30 cm ; toujours la même région
inculte, des villages en ruines, ça et là quelques troupeaux de moutons
; pas d’arbres ; on a payé 90 fr. du bois vert pour le Régt, il y a en
avait environ 300 K plus 20 F. de transport. C’est un pays où les gens
sont peut-être moins sauvages que la Serbie d’où nous venons, mais tout
ce qu’ils vendent est hors de prix. Par suite de l’état des pistes, le
ravitaillement se fait avec des retards, les nôtres du Régt n’ont pas
souffert mais il en est d’autres qui ont bien manqué de pain. Et ce
n’est pas fini nous avons
Feuillet 35 - verso
encore des Km avant d’être à Salonique. Pas de lettres depuis huit
jours et rien sur la situation ; avec cela du brouillard, il y a de
quoi se faire des cheveux. Le 19 déc
– un brouillard plus épais que la
veille dès le matin, des ordres pour aller loin en gare ravitailler
avec des chevaux fourbus, pas d’autres nouveaux sur la situation. Comme
nos voitures ne sont pas toute rentrées et que l’on ne peut pas
travailler au bureau, je pars en gare avec la section. La piste est
très large mais partout de la boue ; nous traversons des terres
inondées, des travaux de la défense de Salonique de l’autre guerre
apparaissent encore, nous passons un village où des troupes sont
campées, on arrive près de la voie du chemin de fer où du matériel de
Génie est amassé pour former un parc ; nous apprenons qu’on prépare la
défense de Salonique donc la campagne n’est pas finie et qu’il faudra
rester encore ; retour en arrière, puis passages d‘un cours d’eau très
large mais peu profond, après avoir fait 5 Km de l’autre côté on arrive
par une route affreuse à la gare. Nous avons vu le long de la voie une
locomotive et des wagons emboutis les
Feuillet 36 - recto
1es uns dans les autres, résultat d’un tamponnement arrivé peu de jours
avant. A la gare ou plutôt au Km 14 le long de la voie, le
ravitaillement s’opère dans un fouillis incomparable. Cela prend
beaucoup de temps et quand tout est fini, il faut partir sans avoir le
temps de manger, on fait quelques Km pour repasser plus loin la
rivière, devant nous des grecs conduisant des voitures de déménagement
passent l’eau en poussant de grands cris, les femmes et les gosses sont
pieds nus dans l’eau qui a bien 50 cm. Pour les 3 voitures menées par
les bœufs noirs du pays, il y a bien 25 personnes. Tout le monde passe
près de nous en s’excitant. La rentrée au camp est très longue, 12 Km
dans la boue ce n’est pas drôle, ensuite distribution et chacun va au
repos. Le 20 déc –
toujours du brouillard, pas de changement dans les
affaires, on patauge un peu plus cependant vu le va et vient dans notre
camp. Le soir un orage survient, le tonnerre a grondé longtemps et la
pluie avec force est tombée, aussi le
21 c’est l’inondation partout. Le
Régt a du changer par suite de l’état du camp, il est
Feuillet 36 - verso
un peu plus loin. Il y a du renfort d’arrivé venant combler les vides
qui se font toujours, beaucoup de malades par ces temps de surmenage et
de la situation des troupes dans ces régions où il manque tout et dont
les populations sont si peu hospitalières. J’ai eu l’occasion de voir
un gros serpent qui venait d’être tué près d’un camp des nôtres ; en
cette saison c’est plutôt rare. Pas d’autres nouveaux sauf des lettres
annoncées pour demain. Les voitures qui sont allées en gare ont eu
beaucoup de peine à traverser la rivière, deux mulets sont tombés à
l’eau les deux hommes ont pris un bain également. Une voiture qui
portait nos lettres a versé en plein milieu ; on a fait le sauvetage du
courrier qui partait à la dérive. Le
22 déc – situation inchangée sauf que
notre TR est augmenté de beaucoup de nouveaux conducteurs venus pour la
conduite des mulets que nous recevons aujourd’hui, ils arrivent le soir
avec 53 animaux de bat. De plus nous avons 23 timglots venus pour nous
aider à faire le ravitaillement. Nous sommes donc plus de 110 le soir
Feuillet 37 - recto
à la soupe. Le 23 déc –
pas de changements dans les affaires, beaucoup de
travail mais vu l’augmentation du personnel, c’est assez bien fait. Le
temps est beau, il ne fait pas froid, on découvre au loin dans la
direction de la Bulgarie des montagnes dont les cimes sont blanches de
neige. Le soir, il fait un clair de lune magnifique. Le 24 – comme
nouveau on transporte notre camp à 1500 m d’où nous sommes, nous sommes
beaucoup mieux car il y a moins de boue. On l’installe avant la nuit,
on fait une distribution « d’Extras » car ce soir c’est le Réveillon,
bien triste pour nous, si loin ; nous n’avons rien à nous offrir,
quelques uns ayant fait trop connaissance avec le « mastic » d’où
beaucoup de bruit. Aussi est ce sous notre tente, bien calmes que nous
nous sommes couchés vers 9 h. Où sont les réveillons du pays et même
celui de l’an dernier en Alsace. Le
25 déc – un soleil magnifique pour
cette journée de Noël, vers 8 heures il y a eu messe en plein air mais au
TR on a tellement à faire que
Feuillet 37 - verso
l’on ne peut y assister. Il y a aura ce soir un peu de suppléments pour
nous, mais qu’es-ce que cela pour un jour de Noël. Je termine mon
courrier qui est confié à un sous-off qui nous quitte, libéré de cette
guerre et de toutes les misères d’ici.
Près de Kzorgine, en plein air le
25 décembre 1915 19 h
Alexandre
20 km de Salonique
6 Km de la voie
de Salonique - Constantinople
Pour
la suite, cliquer ici
© Copyright - héritiers Alexandre Plaforêt - "Carnets d'Orient" - 2007
- tous droits réservés