La bataille du Vardar

Feuillet 11 - verso

Le 16 octobre 1915. Toujours du mauvais temps, la pluie la plupart du temps, heureusement qu’il ne fait pas froid. Les Grecs continuent à passer très nombreux, nos troupes continuent aussi à arriver. Le pays où se trouve le camp est peuplé de nombreuses tortues, nous en avons dans notre TR trois ou quatre. Mais le camp est devenu un bourbier et il faut creuser des rigoles autour des tentes. Pénurie de bois sur toute la ligne. Le 17 oct – Pas de changement dans la situation, il fait moins mauvais mais c’est toujours de temps en temps la pluie, même tableau que les autres jours, défilé des Grecs, beaucoup de mouvements dans le camp anglais, arrivée de nos artilleurs. 18 oct – Comme variété, j’ai du aller faire des achats de vivres à Salonique. Nous partons en voitures et dès que nous sommes sur la route c’est l’encombrement partout : d’abord beaucoup d’infanterie grecque que nous croisons suivis de leurs nombreux chevaux dont petits ainsi que des ânes tous très chargés. L’équipement laisse à désirer et il y manque beaucoup d’allure ; parfois passent des convois

Feuillet 12 – recto

du camp anglais. Ils ont tous leurs équipages et les hommes mis à neuf, mais leurs hommes sont-ils à la hauteur de la mise en scène ? Souvent nous sommes obligés de nous arrêter, enfin après être passés en longeant l’immense cimetière qui est aux portes de la ville, on arrive en pleine cité au milieu de tout le mouvement. Il faut parlementer avec le négociant ; tout autour de moi une foule de gens complaisants nous offrent leurs services et sollicitent pour l’achat de toutes sortes de marchandises, ils vous passent la main sur l’épaule et chacun cherche à avoir le client, car ici le rabatteur touche une somme chez le commerçant où il conduit l’acheteur qui toujours est estampé. Je passe dans des rues où la plupart des boutiques sont des boucheries. L’aspect de la plupart des viandes est médiocre sinon dégoûtant, on respire une odeur fétide et je me demande ce que ce doit être en plein été dans ces rues où tous les magasins sont ouverts complètement. Je dois acheter un fût de vin et j’ai deux rabatteurs qui m’emmènent à travers la ville.

Feuillet 12 – verso

On goûte chez l’un plusieurs vins mais toujours le même goût du pays qui domine sur le vin et on ne s’entend pas. Visite chez le 2ème où nous tombons d’accord et mon tonneau est rempli de suite, nous buvons une bonne bouteille de Samos et mon fût est porté à dos, comme du reste toutes les marchandises, par un porteur qui est là tout près. Nous avons 500 m à faire et le marchand lui donne 0,25. Après notre chargement il faut rentrer au camp. Nous suivons une rue très passagère, la rue Vénizelos entièrement couverte, magasins à la mode française très bien agencés. Enfin nous rentrons toujours par une route très encombrée où l’élément grec mobilisé domine. Le 19 oct – Journée assez belle, pas de changement dans les affaires sauf qu’on en profite pour faire la lessive dans de petits trous d’eau ou dans des seaux. On parle du départ et le soir on annonce des permissions. J’hérite d’une de ces permes, nous partons à 4 h du soir, on saute dans un camion chargé d’anglais, en route on fait grimper 2 Grecs et nous voilà

Feuillet 13 – recto

en route en riant tous, sans se comprendre que par gestes. Apéritif dans un grand café où tout en sirotant un Pernod authentique on regarde la cohue dans le carrefour où nous sommes. A une table près de nous un vieux Turc qui fume le narghileh, sorte de pipe dont les longs tuyaux passent par le réservoir d’eau ; nous quittons le café pour aller nous promener dans la grande rue très pleine de va et vient, mais surtout de soldats. On marchande à tous les bazars sans rien acheter et on passe plus loin. Beaucoup de monde dans la rue Vénizelos et on va souper dans un restaurant de bonne mine. Le menu n’est pas trop mal et la cuisine n’a pas l’odeur d’Orient trop prononcée, un poulet et les aubergines sont excellentes. Le vin par exemple est plutôt mauvais. Après souper petite promenade et il nous faut rentrer par une route pleine de boue. Heureusement que nous avons un litre à boire en rentrant. Le 20 oct 1915 – Cette fois c’est

Feuillet 13 – verso

décidé nous devons partir demain matin. Dans la journée je suis acquéreur de deux tortues minuscules et le soir on va au passage du 235e qui arrive. Le 21/10 – De bonne heure chacun s’est levé, on plie bagage, les tentes sont enlevées et pliées, on brûle la paille du couchage et les derniers préparatifs sont faits pour le départ qui a lieu à 9 h ¼. Il fait beau mais que de la boue. La 113e Brigade arrive nous remplacer, je croise en route Francis et d’autres connaissances. Nous prenons en ville la rue du Vardar qui doit nous conduire plus loin à la gare qui est à 5 km de la ville. On arrive en cette gare où l’on accède dans 20 cm de boue. Les zouaves finissent leur embarquement et nous faisons nos préparatifs pour la mise en wagon des chevaux et du matériel roulant. Ce n’est que vers 4 h que nous partons tout le TR de la CHR. Pas de wagon fermé, je grimpe sur une voiture d’où ainsi installé, je vais pouvoir goûter le paysage, mais quel décor ! Ce n’est, jusqu’à

Feuillet 14 – recto

la nuit que l’immense plaine où pousse une mauvaise herbe, par endroits marécageuse. Quelquefois une sorte de village, dont les maisons ont à peine 2 m 50 de haut, est apparu, les habitants forts rares. Les gares sont comme nulles, on a traversé une rivière ou un fleuve avant 5 h ½ et vers 6 heures passé sur le pont traversant le Vardar dont le nom n’est pas inconnu. La voie est unique et comme le pont serait vite démoli sur une largeur pareille, au moins 200 m, car il ne paraît pas être très moderne. Enfin bientôt nous passons la frontière et à la 1ère station serbe la gare est ornée de drapeaux. Rien à faire que dormir puisqu’on a bien mangé et qu’il n’y a rien à voir. On se glisse sous une voiture où je ne me réveille qu’au terme du voyage. Ou sommes nous ? C’est la 1ère question que j’ai faite à la sentinelle serbe gardant un petit pont. Pas de réponse, mais il est 2 h ½ du matin et il faut se remuer à aller trouver les autres. Toujours le même fourbi quand il s’agit de débarquer voitures et chevaux en pleine nuit, enfin au petit jour après avoir

Feuillet 14 – verso

après avoir bu un jus qui m’a paru sans sucre, on est prêt à partir non sans avoir relevé deux mulets tombés dans leurs brancards. Quel métier, tout le long des 5 ou 6 Km ça a été à pousser les carrioles en retard, dans une route affreuse par endroits ; Enfin on est arrivé en vue d’un gros village qui a été une petite ville mais la plupart des maisons ont été bombardées lors de la guerre de 1912-13 et il y a la moitié à peu près qui reste intacte. C’est une sous-Préfecture de Serbie et c’est bien moche pour une S. Préf. car les maisons sont aussi basses qu’ailleurs. On peut voir collé contre les murs des maisons la « bouse » de vaches qui séchée ainsi sert de combustible. J’oublie de dire que pour venir ici nous avons suivi le cours du Vardar ainsi que la voie ferrée se dirigeant sur Salonique. On nous a mis en cantonnement à l’extrémité de la ville, route de Kavadar, nous ne sommes pas trop mal en comparaison de beaucoup d’autres. Il a fallu s’installer à nouveau et ainsi s‘est passée la journée du 22. La nuit

Feuillet 15 – recto

a été excellente, il ne fait pas froid et dans la journée la température est douce. Le 23 oct – il a fallu reprendre le métier qui se fait habituellement, le Régt est dans un camp placé sur une petite hauteur près du village. Il y a déjà un peu de mouvement de troupes. Le 24. Aujourd’hui on a entendu, très loin le son du canon ; il y a longtemps qu’on n’y était habitué. Si c’était à Zeitenlick le pays des tortues, ici c’est le pays des corbeaux. Plus petits et moins noirs que ceux de France, ils sont en grand nombre et très peu sauvages ; ils volent autour des maisons, vont partout dans le village et se posent sur les toits à 2 m de l’homme. Dans les champs et près des maisons, il y a de grosses alouettes gris-blanc, quel bon gibier si on pouvait s’en procurer. Le 25 oct – Pas de changement seulement on mange le biscuit et dans un autre régt on la sauce. Pour nous c’est une ou deux journées où la ration de pain est remplacée et le vin qui n’est pas abondant. On procède à l’abattage du bétail sur place et il faut voir

Feuillet 15 – verso

les indigènes se précipiter sur les dépouilles comme des oiseaux voraces. La pluie est venue et ce n’est pas drôle, la tente est un peu humide et la nuit est plutôt fraîche. Le lendemain 26, il fait beau, et on entend à nouveau le canon. Comme un des nôtres était sorti aujourd’hui, il a pu apercevoir à 400 m environ un loup de forte taille qui s’est enfui après l’avoir vu. Les habitants sont moins farouches que les 1ers jours mais impossible d’y rien comprendre. Le 27 oct – Pas de nouveaux importants, on entend toujours quelquefois le canon un peu loin, les nôtres ne sont encore pas partis. On travaille beaucoup, à la réfection de la route de la gare. Le 28 oct – Beaucoup de mouvements de troupes. Le 244e est sur une crête en avant de Krivola où il échange les 1ers coups de feu avec les Bulgares. On continue la même vie de nomades. Partout des tentes se montent. Les artilleurs campent près de nous. Le 29 oct – On signale l’arrivée de l’autre Brigade et le 30 le 235e défile dans le pays. Il fait beau

Feuillet 16 – recto

temps, le canon tonne sérieusement au nord-ouest. On a vu passer quelques pièces serbes traînées par des bœufs. Le 31 oct 1915 – Le canon et la fusillade ont fait beaucoup de bruit aujourd’hui, mais encore pas trop de mal. J’ai eu l’occasion de traverser le Vardar en barque car il n’y a pas de pont encore. Les eaux sont grosses et très sales, il coule très rapide et est large ici de 100 à 120 m. Débarqué de l’autre côté je me rends à Pépéliste, village turc qui a aussi beaucoup de maisons bombardées. Le village est de piteuse mine, les maisons couvertes en pierres ou en chaume mauvais, seul le minaret est assez bien. Je reviens au bout de peu de temps de l’autre côté de la rive pour rentrer. Dans la nuit on a entendu la fusillade et quelques coups de canon. Le 1er novembre 1915 – Forte attaque bulgare sur le mont où le 244e tient tête à de gros effectifs qu’il repousse en leur faisant subir de grandes pertes. Le 2 nov encore quelques actions sur la même crête, les positions restent les mêmes ; les troupes continuent

Feuillet 16 – verso

à arriver, de l’artillerie encore passe près de nous. Le 3 nov 1915 – Passage du 242e qui se dirige vers Kavadar dans la journée et dans la nuit canonnade et fusillade sur la montagne. Quelques obus sont tombés près de la gare où il y a eu deux ou trois blessés, un tué. Le 4 nov – Pas grand changement sauf que l’on se prépare à tous passer de l’autre côté du Vardar pour aller relever le 244e. Le 5 nov – Fausse alerte nous restons seuls au pays mais tout le reste du Régt est parti sur l’autre rive. Ca continue à cogner sur la crête, il y a eu un fort bombardement ce matin de la ville par les Bulgares, et plusieurs obus sont encore tombés près de la gare. Il y a eu des pertes au 244e mais la position est maintenue. Les premiers avions font leur apparition, l’un deux a survolé l’ennemi ce matin mais a failli être atteint par des soldats serbes qui l’ont tiré à 200 m. Visite au TR par un officier aviateur venu pour l’installation d’une escadrille à 3 ou 4 Km de nous. Le 6 nov – je me transporte à vélo à la gare, de là de l’autre côté du Vardar où je trouve presque tout le monde

Feuillet 17 – recto

parti sur le mont où se tient l’affaire depuis notre arrivée dans la région. Les nôtres ont remplacé le matin le 244e et les obus continuent à arriver de temps à autre. Etant repassé sur l’autre rive quelques obus tombent non loin de nous, deux dans le fleuve en faisant une haute gerbe d’eau. Je constate en route qu’il y a beaucoup plus de troupes encore qu’avant ; partout des tentes et de longues files de voitures ou de mulets de bât qui cheminent pour le ravitaillement. Il y a encore des 75 qui arrivent ; les chasseurs d’Afrique se sont emparés, paraît-il, d’un gros pays aujourd’hui. Le 7 nov – Depuis trois ou quatre jours c’est le vrai beau temps, les nuits il fait frais mais la journée un chaud soleil. Le canon tonne fortement ce matin dans la direction nord-ouest où se trouve l’autre Brigade. Chez les nôtres il se passe aussi quelque chose. Les ambulances auto vont ce matin faire leur 1er voyage. Le 8 nov – canonnade sur le piton de Kara Hodzali où le Régt a deux ou trois tués, près de la gare beaucoup d’obus

Feuillet 17 – verso

sont tombés aussi sans faire de mal. Le Général Comdt en chef est arrivé ce matin ainsi que l’Etat-major d’une division. Je suis monté à l’aviation où un appareil s’apprêtait à partir, il fait la curiosité, dans ses vols de tous les indigènes qui n’en ont pas vus encore. Le soir sortie dans un village voisin où je retrouve tout l’élément bulgare ou turc qui flâne comme d‘habitude. Rentré avec 7 poules et des œufs. Le 9 nov - Arrivée de quelques 75 encore se dirigeant sur Kavadar. Violent bombardement le soir de 3 ½ à 7 h ½ dans la zone de la gare, il y a des blessés et quelques mulets touchés, le mal n’est pas selon le nombre d’obus tiré. Le soir on peut assister de loin vers 6 h à une attaque que l’on devine grâce aux fusées lumineuses et au canon mais pas de changement. Le 10 nov – de bonne heure le canon a tonné direction Nord-Ouest où se trouve entre autres régiments le 242e. La canonnade devient de plus en plus violente, tous les coups de canon se suivent sans interruption, par moments la fusillade et les mitrailleuses se perçoivent très bien. Il fait toujours très beau, quoique peut-être plus frais. Vers

Feuillet 18 – recto

le soir la gare de Krivolak est bombardée à nouveau. Très peu d‘obus portent mais un tombe sur un wagon de fourrages qui prend feu. C’est le 1er dégât causé là. La nuit il pleut et le tonnerre gronde, aussi pas d’actions sur le front. Le 11 nov – il fait un temps très clair et un beau soleil, les avions font des reconnaissances et bientôt la canonnade commence dans diverses directions mais ne se poursuit comme la veille. Je vais le soir de l’autre côté du Vardar, la traversée est bonne mais plus de grand bac, il a coulé la veille et il y a eu quelques noyés. Le retour se fait dans de bonnes conditions quoique avec un peu de pluie et des routes abominables. Le 12 nov – température très fraîche ce matin, passage d’un nouveau régt, le 148e se dirigeant plus au nord-ouest. L’air est calme sauf quelques coups de canon. Le soir tournée à Pépéliste où vers 7 ½ on assiste au bombardement de la gare de Kryvolak. Pas de dégâts avec ces 75 que les nôtres après un repérage par avion ont vite fait taire.

Feuillet 18 – verso

Le 13 nov – on nous apprend de bonnes nouvelles du front serbe, mais de notre côté nous aurions légèrement reculé hier devant des forces trop importantes. Dès 5 heures et surtout vers 6 h du matin une forte canonnade est parvenue du Nord-Ouest. A en juger par la fusillade et les mitrailleuses l’affaire, qui a duré plus de 2 h a du être chaude. Belle journée il fait un soleil d’automne magnifique. La 193e Brigade quitte nos parages pour redescendre à Demir-Kapou. Le ravitaillement des nôtres se fait par le pont des Anglais. On a vu arriver ce matin le 45e d’Infanterie montant remplacer la 113e Brigade. Le 14 nov – la journée est sans grand nouveau ; des troupes ont continué à arriver et surtout de l’aviation qui se trouve à 3 Km de nous. Les vols des avions excitent la population de tous ces villages qui, si en retard de nous, n’ont jamais vu ces grands oiseaux. L’armée ennemie jusqu’ici ne nous en a pas envoyé. Le 15 nov – est un dimanche et comme d‘habitude on ne s’en aperçoit guère, beaucoup de travail et toujours quelques obus

Feuillet 19 – recto

sur la gare. Le 16 nov – j’ai fait ma 1ère sortie au pont des Anglais vers le campement des nôtres. On passe le Vardar près d’un grand pont démoli pendant l’autre guerre, les Anglais ont installé un bac (ou portière) qui fonctionne très bien et paraît assez solide. Les nôtres sont campés au pied des montagnes formant le piton de Kara-Hodzali. La vue de certaines de ces montagnes est curieuse, de petits monticules avant la chaîne sont en forme de côtes de melon et leur teinte est d’un gris-bleu se détachant de très loin des montagnes dénudées. Quelques obus sont tombés avant notre passage, car une batterie en position est visée depuis plusieurs jours. Le 17 nov – le temps est devenu plus froid. Il a plu beaucoup dans la nuit, nous avons été remplacés au cantonnement par une section d’auto ambulances et il nous faudra partir demain. Vers le soir le temps

Feuillet 19 – verso

est encore redevenu plus froid, le vent est très fort et il faut bien amarrer les tentes et boucher les ouvertures car il ne fera pas chaud cette nuit. Le 18 nov – on s’est levé de bonne heure pour déménager et chacun va vite boire le café pour se réchauffer. Il a gelé pour la 1ère fois et l’air est très vif, à 5 h ½ il y a 3° au dessous. Le temps est très clair et quand le soleil se lève il fait assez bon. Nous partons pour aller nous installer à 3 Km le long de la voie ferrée allant à Kryvolak et près du Vardar. Le soleil est assez chaud et le campement s’installe peu à peu au milieu de ce chaos de la nature, entre deux petits monts c’est la grande rigole sans eau, de maigres buissons, une herbe sèche parmi le sol rocailleux, voilà le terrain de la future installation. Vers le soir les guitounes sont faites et chacun peut dormir dans sa belle villa de campagne.

Feuillet 20 – recto

Le 19 nov – le temps est bien meilleur, on dresse de nouvelles tentes, le bureau est monté et cette fois bien installé, on fait de petites sorties le long du ravin où la nature a fait de curieuses choses. On retrouve parmi ces terres d’alluvions des bancs de pierre très plates de toutes épaisseurs, par endroits il y a de véritables escaliers, on dirait en voyant ces bancs de pierres être dans un pays ardoisier. On est tout heureux de les trouver pour monter des petits murs autour des tentes. Le canon tonne toujours par petits moments, la gare et les environs sont toujours le point de mire principal. Toujours grands mouvements sur la route mais pas de nouvelles arrivées de troupes. On guette cependant le passage des trains la nuit, mais rien. Le 20 nov – comme nouveauté, il y a des bruits étranges qui circulent ; nous aurions reculé un peu, de plus l’ennemi prononcerait un mouvement tournant à l’ouest, on parle de l’évacuation de nos positions, du retour en France, etc.. Le soir on a vu monter un train où il y avait un peu de troupes

Feuillet 20 – verso

Renseignements pris, c’est une section de brancardiers qui arrivent. Les ambulances auto ont passé se dirigeant vers la gare, on a cru que c’était pour embarquer et partir. La nuit j’ai mis la tête à la portière pour voir deux trains monter, pas de troupes encore. Le 21 nov – la journée s’écoule sans nouvelles bien sûres de la situation. On colporte des canards de toutes provenances mais sans nouvelle officielle. On prend des dispositions pour le ravitaillement futur, et pour commencer on s’approvisionne d’un troupeau de bétail ; moutons et bœufs, il y a environ 90 bêtes qu’il faut garder au camp la nuit ce qui n’est pas une sinécure. La nuit un seul train est monté pour le ravitaillement, il est reparti au matin du 22 où chacun a eu un réveil frileux, le brouillard et la gelée de la nuit ont fait passer la température à zéro. Il fait bon boire le jus pour se réchauffer et il faut se remuer pour ne pas claquer des dents ; Les moutons qui avaient des pieds attachés sont à moitié gelés, un est clamsé. Tout le troupeau

Feuillet 21 – recto

est mis en liberté à travers la montagne. Pas de tuyau sur les affaires et l’on est toujours à ce matin du 22 dans l’incertitude des évènements. Vers 10 heures le brouillard s’est dissipé et il fait un beau soleil, à midi il fait même chaud, toujours quelques coups de canon sur nos positions et dans les parages de la gare, coups de fusils également le long de notre front. Les convois continuent à ramener du matériel et des vivres à la gare, ce qui prouve qu’il y a bien quelque chose. Dans la nuit 3 trains sont monté vides puis redescendus chargés, on déménage sûrement. Le 23 nov - toujours brouillard le matin, pas grand nouveau sur les affaires sauf une violente fusillade vers le soir à droite de notre Régt et en face nous. Toute la nuit des coups de feu sont tirés ainsi que quelques coups de canon. Le 24 nov – le brouillard est plus froid que les autres jours, partout c‘est une bonne gelée blanche, tout le monde constate que pas un train n’est venu la nuit, nous voici isolés et notre séjour doit se tirer (il y avait eu un déraillement sur la voie)

Feuillet 21 – verso

Je fais un voyage au pont des Anglais voir notre équipe de ravitaillement. Je vois non loin de la route beaucoup de trous d’obus faits la veille. Pourtant la journée se passe sans grand tapage. Dans la nuit des trains sont encore montés mais pour emmener encore des vivres ou des convois. Le 25 nov – il fait assez beau, pas de brouillard, 5° le matin, quelques coups de canon et coups de fusils en face de nous. Les bruits des plus sensationnels continuent à circuler, on parle plus que jamais de l’évacuation de nos positions mais que faut-il croire ? On fait l’abattage du troupeau de bétail, est-ce un indice de départ ? Les trains sont montés dans la nuit emmenant du matériel d’opération. Le 26 nov – au réveil il neige, partout c’est déjà une bonne couche blanche et ça continue tout le matin. Les nouvelles sont meilleures aujourd’hui mais peut-être pas plus sûres que la veille. Quelques coups de fusil et quelquefois le canon malgré le temps neigeux et sombre. On ne distingue rien à

Feuillet 22 – recto

1 Km aussi deux trains sont passés dans la journée ce qui ne s’est pas vu depuis quelques jours. Le plus embêtant c’est qu’on n’a pas encore touché de vin en gare, pas de café non plus. Est-ce la ceinture ? Vers 4 heures quelques rumeurs font croire que nous partons dans la nuit mais ce n’est encore pas notre heure et ce n’est qu’un faux bruit. Il fait mauvais temps de plus en plus, il neige toujours un peu. Je me rends au Pont des Anglais vers 4 h ½. Les routes sont coupées par la boue et la neige fondue, enfin le retour se fait sans incidents. J’ai remarqué en route beaucoup de convois qui s’embarquaient et d’autres repassant le Vardar pour revenir sur notre région. Le 27 nov – il neige un peu au réveil et cela va en augmentant, on gèle des pieds dans notre bureau, et comment fera-t-on le ravitaillement. Il y a une couche d’au moins 10 cm vers 9 h du matin et pas d’ordres encore de départ. Quel triste tableau de voir tous ces convois partir et nous rester encore : comment fera-t-on si ça continue encore un jour ou deux. La journée se passe cependant sans nouveaux ordres. On fait un bon feu le soir pour se

Feuillet 22 – verso

réchauffer et sécher les vêtements. Il fera bon se couvrir sérieusement cette nuit car dans notre voiture, il y souffle pas mal d’air. Le 28 nov – il fait encore plus froid que la veille, pas de chute de neige et le temps reste très couvert, on ne ne voit pas à 500 m dans cette brume et dans la montagne c’est bien pire, à 100 m, on ne distinguerait pas un poilu ; les trains circulent tout le jour emmenant toujours des convois ou des troupes. Pas de bruit de départ pour nous ; la température a fait naître beaucoup de malades, les uns ont des bronchites, d’autres ce sont les pieds qui ont gelé. Le séjour des troupes aux tranchées est devenu très pénible, ils sont obligés de tenir dans des conditions presque au dessus de ce que l’on peut demander. On fait une « cagna » pour se garantir mieux du froid qui continue plus glacial encore. Le 29 nov – au matin il y a 8° au dessous, le temps est très clair et un beau soleil dans la journée vient nous réchauffer, un peu de dégel vers midi puis le soir le

Feuillet 23 – recto

froid paraît encore augmenter. Encore une trentaine de malades descendus du Piton dans cette journée. Le 30 nov – il y a 13° au dessous à notre réveil, brouillard intense, givre partout. La route est glissante et ce n’est que vers 10 h que le brouillard se dissipant, un soleil chaud vient donner quelques heures. Le Vardar charrie de nombreux glaçons. La traversée est faite pleine de difficultés ; beaucoup de malades encore ; quelques coups de canon vers le soir, il fait peut-être moins froid qu’hier. On apprend que notre tour de départ sera bientôt, tout le monde en est réjoui, quitter ces lieux qui ne nous ont laissé que mauvais souvenir de la Macédoine. Et l’on rentre le soir dans la cagna, où il fait si bon après être resté un instant auprès du grand feu de bivouac installé au milieu du camp, un vrai spectacle de la grande armée de Napoléon dans les neiges de Russie. Le 1er décembre 1915

Feuillet 23 – verso

tout le monde en s’éveillant a la sensation qu’il fait beaucoup moins froid. Il n’y a que 4°, le temps est couvert, mais pas de neige. Les trains continuent à monter et repartir chargés. Dans la matinée à la suite d’ordres je me rends une dernière fois à Pépeliste où j’apprends que notre départ sera pour le lendemain. Grosse animation en gare où se chargent de l’artillerie et l‘aviation, traversée du Vardar dont les eaux sont assez basses, c’est un va et vient continu d’une rive à l’autre, vu le grand nombre de voitures et de passages qu’il y a à traverser puisque pour nous c’est le dernier jour. Les Bulgares tirent vers 3 h quelques coups de canon dans les parages de la gare sans faire de dégâts. Je croise beaucoup de poilus évacués pour diverses maladies, venant la plupart du Piton. Ils ont eu 20° de froid à subir un jour, aussi la perspective du départ les rend heureux. Comment ferons nous l’étape de 20 Km pour aller à Demir-Kapou demain ; grosse question vu le manque presque entier de route carrossable et

Feuillet 24 – recto

ce soir avant de terminer je vois la journée du 2 pleine de difficultés. Serai-je moins dans les inconvénients que je me le représente ? mais je crois que nous en verrons de dures avec ces attelages qui tirent trop souvent de travers. 2 Décembre – Réveil à 4 h, démontage des tentes, dernier amarrage des voitures et à 8 h ½ on part sur Négotin, arrêt à l’entrée du pays où par suite d’une forte côte tous les attelages doivent être doublés ce qui prend beaucoup de temps. Le terrain de la côte est très mauvais, le dégel n’est pas complet et les chevaux glissent, enfin après 45 minutes notre convoi monte. La route ensuite est assez plate, mais ce n’est pas une route carrossable on a suivi une piste à travers champs et qui relie Négotin à Démir-Kapou où nous allons. On s’arrête plusieurs fois : devant nous il y a plus de 200 voitures et vers 4 h l’arrêt est complet, la route est depuis longtemps un chemin de boue, il y en a 30 et 40 cm à certains endroits, il fait froid vers le soir ; on allume de petits feux en attendant que le convoi reprenne

Feuillet 24 – verso

sa route mais il est arrêté par une longue côte au sommet de laquelle on descendra en 2 ou 3 Km sur Demir-Kapou. Heureusement que l’artillerie vient donner du renfort et petit à petit les voitures montent, mais il fait froid, on a la dent et alors on casse la classique « boîte de singe ». On fait chauffer à tous un bon quart de vin et vers 9 h nos 1ères voitures ont pu être montées, il a fallu pousser, crier, mais elles sont arrivées en haut quand même vers 11 h ½. Pour quelques uns, nous nous sommes couchés dans un petit local près du chemin de fer où empilés avec d’autres qui comme nous s’étaient arrêtés à la côte, et grâce à la fatigue, on a bien dormi. Le 3 déc – Réveil à 7 h, on la saute et on tape sur les vivres de réserve, ¼ de vin la-dessus et je pars à pied à Demir-Kapou. Visite aux copains et retour aux voitures par la voie du chemin de fer. Le pays est mieux boisé que d’où nous venons, c’est je crois moins triste que Krivolak, le long de la voie de nombreuses huttes de Serbes, faites en pointe avec du torchis sont assez semblables à celles des Indiens.

Feuillet 25 – recto

De retour aux voitures, on remonte au dessus de la côte pour repartir sur Demir-Kapou. La descente est rapide et beaucoup de précautions sont nécessaires pour descendre les voitures sur un sol à moitié dégelé. On arrive à notre emplacement près de la gare vers 1 heure du soir. C’est un grand terrain vague où de très nombreux convois sont stationnés. Bientôt le dégel va transformer tout ce grand espace en une boue épaisse et collante. Le soir les tentes sont montées, tout le monde est là, beaucoup sont très vannés, car des voitures sont restées dans la nuit et les types ont gelé. Un bon gîte pour coucher grâce au beau-frère et le 4 on est tout heureux de voir le froid disparu et bientôt le départ approcher. J’oublie de dire que j’ai fait la veille la traversée du Vardar, sur un bac qui allait très vite, on passait les vivres pour le Régt arrivant la nuit après avoir évacué ses positions, tout le jour beaucoup de mouvement en gare par

Feuillet 25 – verso

suite de l’évacuation à l’arrière de tous les services, des civils même et de quantités d’approvisionnement. Le canon a tonné très fort vers le soir d’où nous venions. Le 4 déc – journée sans incidents, on a continué à patauger de plus belle dans notre camp, toujours grand mouvement à la gare, nous avons reçu du courrier chose rare, les troupes ont continué le mouvement à l’arrière et nous devons partir demain. Le 5 déc – journée passée dans l’attente du départ, quelle boue partout, on boucle les voitures et vers 4 h on est prêt à embarquer mais c’est toujours la même chose, quand on est prêt il faut attendre et jusqu’à quand ? Seuls tous les conducteurs et les chevaux font l’étape à pied, nous allons à Guevgueli à une 50aine de Km. Vers 6 h le train arrive et l’on part embarquer, c’est assez vite fait, nous avons fini à 8 h le chargement du train et l’on part aussitôt. A 9 h nous sommes en arrêt à Stroumitza la 1ère station long arrêt, il y a un beau coup d’œil à prendre de

Feuillet 26 – recto

jour sur le parcours que nous venons de faire, la voie passe dans des gorges profondes, des rochers gigantesques, on suit et on coupe le Vardar, le temps paraît moins froid à mesure que l’on descend. Je termine mon résumé dans une voiture à viande où il fait bon, du foin et des couvertures on va dormir un peu. Je me suis réveillé le 6 à l’arrivée en gare de Guevgueli, il était 2 h ½ environ ; comme je voyais le débarquement encore lointain, j’ai repris le sommeil avec mes deux compagnons de voyage et au jour nous avons sauté à terre. C’est mieux comme gare que ce que nous avions plus haut, il y a beaucoup de mouvement sur les voies, vers 7 h ½ on commence le débarquement qui est assez vite fait. Tout le travail est fait par une centaine de prisonniers Bulgares qui, sous la garde de territoriaux, mènent à bras les voitures jusqu’à notre parc de cantonnement qui est à 300 m, près de la voie. Quand

Feuillet 26 – verso

tout est en place, le 1er soin est de se débarbouiller complètement : depuis plusieurs jours c’était plutôt négligé, après nous allons à travers la ville. Guevgueli compte environ 10.000 hab. ; la frontière grecque est à 2 Km ; il y a une grande rue qui coupe la ville sur 1800 m de long environ. Il y a là un mélange de tous les peuples des Balkans, des Grecs commerçants, des Turcs qui font généralement tous les bas-métiers et les manœuvres, enfin beaucoup de Serbes dont une grande partie sont des évacués de l’intérieur. Nous rencontrons beaucoup de monde partout, il y a des femmes très bien mises mais dont la tristesse du visage laisse voir des réfugiées. On voit aussi les ambulancières anglaises, quelques unes les cheveux coupés ras, jupe courte, en général pas très jolies, il y a dans la ville tous les services d’hôpitaux, ambulances, dépôts d’éclopés de l’armée d’Orient aussi partout des Croix-Rouge. La ville est bâtie très au large.

Feuillet 27 - recto

On y respire moins mal qu’à Salonique, c’est surtout plus propre, les magasins sont pour la plupart fermés depuis quelques jours, il y a des cafés assez bien mais le vin y est très cher, on ne peut boire que le « mastic » qui se trouve partout. Il y a de beaux bâtiments, grands balcons, mais souvent dans ces belles maisons qui n’ont pas de cheminée, il y a un tuyau de poêle qui sort d’une fenêtre et noircit le mur au dehors ! c’est la mode de ces pays. Nous avons pu constater que tout est très cher mais il y a si longtemps qu’on a rien dépensé ! Les troupes ont continué le soir leur mouvement de recul, les convois et l’artillerie arrivent toujours, d’autres s’embarquent déjà pour Salonique. Le soir le Régt arrive, et ce n’est pas une petite affaire que faire les distributions ; le tout a été terminé à 10 h ½ le soir. Le 7 déc – un Bataillon des nôtres est parti de bonne heure à 15 Km en avant car ça chauffait dur. Nous sommes tous les TR de la Division ensemble et le camp a du mouvement.

Feuillet 27 – verso

Toute la journée le canon a tonné dur en avant de nous. Les Bulgares opposent de grosses forces aux nôtres qui se replient en bon ordre. Pas de nouvelles officielles sur la situation, beaucoup disent que la Division rentrera en France, d’autres disent l’Egypte. En tous cas chacun attend la fin de cette campagne qui n’a abouti à rien, avec grande impatience. Le 8 déc – levé de bonne heure et me rendant à l’Intendance, j’ai rencontré l’occasion de faire suivre directement tout mon récit. J’en profite pour clore en attendant mon retour pour la suite de mon journal. A Guevgueli le 8 Décembre 1915

Feuillet 28 - recto

Le 9 déc – pas de changement important dans la situation, des régiments arrivent au pays, d’autres repartent aux avants-postes, en ville c’est un va et vient continu de toutes sortes de marchandises transportées en gare, surtout de la farine amenée là par des charrettes à bœufs du pays ou bien à dos d’ânes. Le soir, il y a plus de 2000 sacs ainsi transportés. On entend très bien le canon et ça a l’air de chauffer sérieusement, il y a des régiments qui ont eu des pertes élevées. Vers le soir on nous amène un gros troupeau de moutons, il y en a au moins 600. On parle d’un prochain départ et en effet le 10 déc on démonte les tentes et l’on charge les voitures. Comme nous mangeons la soupe, plusieurs indigènes propriétaires des moutons razziés certainement tentent de les emmener. On saute sur les armes, chasse sur eux et ils ont vite disparu. Il est onze heures, on va partir pas très loin je crois, mais direction de Salonique. Ce n’est que vers 1 heure que nous sommes partis, sortie assez difficile et on suit un moment la voie ferrée, puis on

Feuillet 28 – verso

traverse un bras du Vardar, ensuite la route nous conduit à un pont de fer sur le Vardar. Ce pont est déjà relié par les cordons de mine qui le feront sauter un peu plus tard. De là nous faisons 2 Km environ par une route très mauvaise, le long de laquelle se trouvent des camps de convois qui comme nous vont à l’arrière. Puis on arrive à l’emplacement où nous dresserons nos tentes. Il est 3 h ½ et chacun se met au travail pour pouvoir se coucher à l’abri. Le 11 déc – tout le monde est debout de bonne heure, il y a un peu de brouillard, au jour naissant les voitures vont au ravitaillement journalier, le dernier sans doute fait en Serbie. Vers 7 h ½ une forte canonnade a lieu vers le Nord-Ouest, ce sont sans doute des grosses pièces car les explosions sont très fortes ; on entend ensuite très loin la fusillade et les mitrailleuses qui font rage. Je me suis lavé à la fontaine du village voisin où la source était presque chaude. On commence à voir vers 8 h ½ les convois et l’artillerie s’acheminer à la frontière grecque qui est à 8 Km d’où nous nous trouvons. Il en

Feuillet 29 - recto

passe continuellement pendant 2 heures. Que de voitures et de chevaux, beaucoup emportent des souvenirs du pays et tous les Corps emmènent, qui des moutons et chèvres, qui des ânes ou de petits chevaux du pays. Il fait un soleil magnifique et d’où nous nous trouvons, on a une jolie vue. Devant nous le Vardar, puis un peu à l’arrière la ville de Guevgueli et dans le fond des montagnes hautes et escarpées dont les cimes sont couvertes de neige. Vers midi je suis monté sur un petit monticule au dessus de nous, on découvrait le pays très loin, dans le bas un marais où pullulent des canards ou oies sauvages, plus loin la montagne d’où se détachent des villages assez importants. Un peu plus loin, le long des crêtes de l’horizon, la canonnade et la fusillade font rage. Rentré au camp nous apercevons bientôt d’épaisses fumées sortir d’un quartier de Guevgueli, cela va en s’accentuant, il paraît que ce sont les casernes

Feuillet 29 – verso

serbes qui sont brûlées avant l’évacuation. Des quantités de munitions brûlent en explosant en même temps. Vers 1 heure on reçoit l’ordre de partir, en ½ h tout est prêt et l’on part sauf l’adjudant resté avec 4 voitures pour assurer le ravitaillement du lendemain. Sur notre route beaucoup de convois ce qui nous force à nous arrêter plusieurs fois. Nous traversons le 1er village grec, beaucoup de types qui vendent du « mastic » voilà tout ce que j’ai vu de la population, je pars en reconnaissance à bicyclette ce qui est un rude boulot, des routes horriblement mauvaises et un brouillard intense. Enfin tout s’est bien passé, le convoi est arrivé vers 5 h au point assigné pour la nuit. Nous sommes sur la route de Karasuli, près du village de Smol ; aussitôt corvée d’eau à un ruisseau qui passe à 500 m, corvée de foin quand à 7 heures tout est prêt pour la soupe. Chacun est content de vite manger pour aller

Feuillet 30 – recto

se coucher. J’ai passé la nuit dans une voiture où nous n’avons pas senti le froid. Le 12 déc – de bonne heure on lève le camp. Je pars à bicyclette devant le convoi, il est 6 h et quelle route ! Nous faisons 10 Km environ et l’on arrive à la gare de Karasuli. Grosse affluence de convois à proximité. On fait le ravitaillement et je repars plus loin par la route de Doiran. Il est très difficile de faire tout le parcours à vélo sur cette piste, par suite des nombreux marais que l’on coupe ou bien des oueds et des ruisseaux que l’on traverse, au passage de l’un d’eux, j’ai pris un bon bain de pied et pour comble ma sacoche est tombée à l’eau aussi, inondant papiers et mon truc personnel. Je suis très navré de l’incident et je repars pour Kulinova où des T.C. du Régt sont campés déjà. Je pousse ensuite sur Kilindir à travers une route affreuse, marécages, ruisseaux,

Feuillet 30 – verso

oueds, enfin c’est sur un parcours de 3 Km au moins, la marche à pied. Heureusement que ma mission s’est vite terminée car j’étais fatigué et rien à manger ; j’ai fait cependant le retour assez vite de jour et ai trouvé du pain à l’arrivée près du village de Kulinova où nous devons nous réunir. Nos voitures arrivent quant moi et le montage des tentes se fait de suite. Il est 7 h quand on va se coucher ; nous avons mangé une excellente soupe et la terre une fois encore va nous faire trouver le repos excellent. Il est passé beaucoup de troupes allant dans diverses directions, il est aussi arrivé des égarés crevant de faim, allant au hasard de la retraite. Le 13 déc – réveil à 7 h, nos autres compagnons ne sont pas rentrés encore. Le ravitaillement a lieu par les CVAD sur la route allant à Kilindir. Bientôt notre détachement arrive

Feuillet 31 – recto

Ils sont très fatigués et ont eu beaucoup de difficultés depuis notre départ. Ils ont ravitaillé bien près des Bulgares et sont rentrés par des routes peu sures. Ils ont trouvé en route un pauvre zouave qui s’était tiré un coup de fusil dans la tête, sans doute, se voyant égaré dans le brouillard a-t-il préféré le suicide à être torturé par les Bulgares. La journée s’est passée fort tranquille, pas de canonnade, les nôtres se sont repliés près de nous et on ne sait pas si les Bulgares ont passé la frontière et nous suivent. Mais on ne sait pas non plus si nous rentrons à Salonique et pour tous l’important est de quitter ce pays. Je ne suis pas le seul à ressentir dans cette journée des symptômes de fièvre. Beaucoup sont comme moi, maux de tête, lassitude, maux de cœur. Enfin la nuit venue on a vite mangé et aussitôt dans la tente pour dormir.

Feuillet 31 – verso

Le 14 déc – pas de changement dans la situation ; Je croyais que nous lèverions le camp ce matin mais rien encore. Chacun vaque en toute tranquillité à ses occupations et de la guerre nul bruit ne nous parvient. Partirons nous pour Salonique ? Questions que l’on se pose dans cette matinée du 14. mais vers 2 h ½ du soir l’ordre arrive de partir le même soir, chose difficile vu nos voitures parties de deux côtés différents. Je dois aller aussitôt à Karasuli pour transmettre l’ordre à notre officier et au convoi qui est en gare. Il y a 15 Km mais cela est fait en ¾ d’heure malgré la route mauvaise. En route j’ai croisé divers éléments de Division Billoud, ils sont très fatigués et leur allure est celle de soldats qui ont eu beaucoup de privations. Les zouaves qui ont fait cependant beaucoup de travail ici sont contents que ce soit la fin de cette

Feuillet 32 - recto

campagne. Près de la gare, grosse affluence de troupes se dirigeant sur Salonique par terre ou par chemin de fer. Des Bulgares on n’en parle plus, puisque tout est devenu tranquille et qu’on se dit qu’ils n’ont pas franchi la frontière. Le retour au camp s’est fait avec beaucoup de peine, un vent très violent gênant la marche en vélo, de plus impossible presque de manger, vu la force du vent, dans la cuisine en plein air. Il est décidé un peu plus tard que nous restons jusqu’au lendemain matin et il faut remonter les tentes, ce qui, en plein vent, ne se fait qu’avec de grosses difficultés. On se couche vers 9 heures et le 15 déc à 2 h du matin – réveil de toute l’équipe ; pendant qu’un groupe va ravitailler le Régt, nous démontons les tentes et amarrons les voitures. Vers 4 h ½ on est prêt à partir. Le vent est

Feuillet 32 - verso

tombé mais il fait une nuit d’encre. Comment ferons-nous pour nous diriger sur cette route à peine tracée dans les champs. A la suite d’accrocs il est 5 h quand tout est démarré. On va prudemment, des voitures restent un peu en panne au passage des ruisseaux mais on arrive au jour sans autre incident. Ensuite on chemine par la piste en ornières, il pleut par moments, on traverse des oueds à sec, des ruisseaux, on monte et on descend dans ces champs où il n’y a pas de culture, on aperçoit quelquefois un reste de village, la plus grande partie étant brûlée, pas d’arbres ; c’est encore plus triste que la Macédoine serbe. Enfin après de sérieuses difficultés on arrive à un pays où nous camperons. De suite, recherche de la paille et chasse aux poules moyen-

Feuillet 33 – recto

-nant 2 F. Les tentes sont montées et il n’est que temps car il pleut. Que seront les routes si nous repartons demain ? avec des attelages fatigués. Nous sommes en village grec (Armutei) mais quand serons nous à Salonique ? Les régiments continuent à passer près de nous, se dirigeant dans divers endroits ; malgré la pluie le troupeau de moutons est abattu en plein vent ce qui n’est pas un petit travail vu le manque de matériel. Ici les gens paraissent très avares, comme maisons et dans l’ensemble du village, c’est mieux qu’en Serbie. La journée s’est écoulée bien tristement, il pleuvait presque tout le temps et dès 7 h tout le monde était couché. Le 16 déc – journée qui restera la mieux gravée dans les souvenirs de la campagne. Tous les éléments contre nous : la pluie, pas de gîte le soir, des ruisseaux impossibles à traverser et pas

Feuillet 33 – verso

beaucoup de vivres. Mais quelques mots sont nécessaires quand même. Nous avons fait heureusement une bonne nuit, tout le monde en avait tant besoin, et on prépare le départ pour 10 heures. On démonte toutes les tentes, on mange la soupe en vitesse et l’on part tous ensemble. Des (routes) toujours la piste en ornières, inondées, la pluie plus forte qu’avant, des champs pleins de flaques d’eau, voila le tableau des 6 Km faits pour commencer. J’ai marché près des voitures et naturellement il y a bain de pied comme les camarades, il pleut toujours quand vers 1 h nous nous arrêtons près d’un village où campe le Régt, on attend des ordres pendant 3 h sous la pluie qui redouble dans un champ inondé, par endroits sur la route il y a 30 cm de boue. Jamais les heures ne nous ont paru si longues ; mais aussi cette pluie persistante sur un sol imperméable l’eau monte dans les petits cours d’eau et quand nous repartons vers 4 h, on ne peut circuler longtemps sans être arrêté par un torrent. On lance les attelages

Feuillet 34 - recto

l’on passe quand même, les chevaux ont de l’eau jusqu’au ventre, les voitures baignent dans l’eau mais on est passé quand même. Un peu plus loin et un autre torrent nous oblige à nous arrêter encore, il y a davantage d’eau et la sortie plus difficile, on passe la moitié des voitures mais une reste en panne au milieu du courant ; nous avons travaillé ¾ d’heure pour la tirer de là, l’eau entraînait des chevaux à la nage, enfin la voiture est sortie. Il est nuit et devant cette avalanche d’eau on renonce à passer le reste des voitures. Nous allons à 1 km plus loin où l’on décide de passer la nuit. Il pleut à peine et comme l’on doit repartir le lendemain de bonne heure, on n’installe rien, quelques uns se sont couchés dans les voitures, d’autres dans un bâtiment voisin, pour moi et 8 de mes camarades, nous avons allumé un grand feu et avons veillé à côté. On s’est séché pendant la nuit, nous avons fait le jus et le jour est venu que nous étions

Feuillet 34 - verso

plus dispos que les autres encore mouillés. Le 17 déc – donc, nos camarades de l’autre côté passent avec nous sans peine, la pluie ayant cessé le soir, très peu d’eau dans les torrents ; on prend la ration de rhum et on part, il est 7 h ½. Grande montée au départ, la piste très mauvaise, enfin avec beaucoup de peine on est monté, puis la piste a semblé meilleure ; après 7 ou 8 Km nous arrivons près d’un village (Kara-Bunar), on mange un peu et en attendant des ordres pour une nouvelle étape. Vers 1 h on repart, traversée du village, puis on grimpe dans les montagnes à travers les champs, la piste est assez bonne, il fait beau temps, petit à petit le soleil donne et quand nous arrivons au sommet il fait chaud, puis on descend sur Golo-Bazi. De là on prend une mauvaise piste couverte de boue, on traverse une région marécageuse puis on arrive auprès du village où nous camperons. Les tentes sont vite montées et vers 7 heures tout le monde va se reposer. Le 18 déc – on prend vers 10 h des dispositions de

Feuillet 35 - recto

départ, nous partons sur Giogine 7 Km. On croirait que ce n’est rien à faire, mais ici les étapes ne se mesurent qu’aux difficultés du terrain, nous sommes partis doublant les attelages et malgré cela les voitures sont arrivées avec grand peine. Les chevaux sont fourbus et si cela continue encore un peu nous n’en aurons plus. Partout ce sont des pistes où les roues enfoncent des 20 et 30 cm ; toujours la même région inculte, des villages en ruines, ça et là quelques troupeaux de moutons ; pas d’arbres ; on a payé 90 fr. du bois vert pour le Régt, il y a en avait environ 300 K plus 20 F. de transport. C’est un pays où les gens sont peut-être moins sauvages que la Serbie d’où nous venons, mais tout ce qu’ils vendent est hors de prix. Par suite de l’état des pistes, le ravitaillement se fait avec des retards, les nôtres du Régt n’ont pas souffert mais il en est d’autres qui ont bien manqué de pain. Et ce n’est pas fini nous avons

Feuillet 35 - verso

encore des Km avant d’être à Salonique. Pas de lettres depuis huit jours et rien sur la situation ; avec cela du brouillard, il y a de quoi se faire des cheveux. Le 19 déc – un brouillard plus épais que la veille dès le matin, des ordres pour aller loin en gare ravitailler avec des chevaux fourbus, pas d’autres nouveaux sur la situation. Comme nos voitures ne sont pas toute rentrées et que l’on ne peut pas travailler au bureau, je pars en gare avec la section. La piste est très large mais partout de la boue ; nous traversons des terres inondées, des travaux de la défense de Salonique de l’autre guerre apparaissent encore, nous passons un village où des troupes sont campées, on arrive près de la voie du chemin de fer où du matériel de Génie est amassé pour former un parc ; nous apprenons qu’on prépare la défense de Salonique donc la campagne n’est pas finie et qu’il faudra rester encore ; retour en arrière, puis passages d‘un cours d’eau très large mais peu profond, après avoir fait 5 Km de l’autre côté on arrive par une route affreuse à la gare. Nous avons vu le long de la voie une locomotive et des wagons emboutis les

Feuillet 36 - recto

1es uns dans les autres, résultat d’un tamponnement arrivé peu de jours avant. A la gare ou plutôt au Km 14 le long de la voie, le ravitaillement s’opère dans un fouillis incomparable. Cela prend beaucoup de temps et quand tout est fini, il faut partir sans avoir le temps de manger, on fait quelques Km pour repasser plus loin la rivière, devant nous des grecs conduisant des voitures de déménagement passent l’eau en poussant de grands cris, les femmes et les gosses sont pieds nus dans l’eau qui a bien 50 cm. Pour les 3 voitures menées par les bœufs noirs du pays, il y a bien 25 personnes. Tout le monde passe près de nous en s’excitant. La rentrée au camp est très longue, 12 Km dans la boue ce n’est pas drôle, ensuite distribution et chacun va au repos. Le 20 déc – toujours du brouillard, pas de changement dans les affaires, on patauge un peu plus cependant vu le va et vient dans notre camp. Le soir un orage survient, le tonnerre a grondé longtemps et la pluie avec force est tombée, aussi le 21 c’est l’inondation partout. Le Régt a du changer par suite de l’état du camp, il est

Feuillet 36 - verso

un peu plus loin. Il y a du renfort d’arrivé venant combler les vides qui se font toujours, beaucoup de malades par ces temps de surmenage et de la situation des troupes dans ces régions où il manque tout et dont les populations sont si peu hospitalières. J’ai eu l’occasion de voir un gros serpent qui venait d’être tué près d’un camp des nôtres ; en cette saison c’est plutôt rare. Pas d’autres nouveaux sauf des lettres annoncées pour demain. Les voitures qui sont allées en gare ont eu beaucoup de peine à traverser la rivière, deux mulets sont tombés à l’eau les deux hommes ont pris un bain également. Une voiture qui portait nos lettres a versé en plein milieu ; on a fait le sauvetage du courrier qui partait à la dérive. Le 22 déc – situation inchangée sauf que notre TR est augmenté de beaucoup de nouveaux conducteurs venus pour la conduite des mulets que nous recevons aujourd’hui, ils arrivent le soir avec 53 animaux de bat. De plus nous avons 23 timglots venus pour nous aider à faire le ravitaillement. Nous sommes donc plus de 110 le soir

Feuillet 37 - recto

à la soupe. Le 23 déc – pas de changements dans les affaires, beaucoup de travail mais vu l’augmentation du personnel, c’est assez bien fait. Le temps est beau, il ne fait pas froid, on découvre au loin dans la direction de la Bulgarie des montagnes dont les cimes sont blanches de neige. Le soir, il fait un clair de lune magnifique. Le 24 – comme nouveau on transporte notre camp à 1500 m d’où nous sommes, nous sommes beaucoup mieux car il y a moins de boue. On l’installe avant la nuit, on fait une distribution « d’Extras » car ce soir c’est le Réveillon, bien triste pour nous, si loin ; nous n’avons rien à nous offrir, quelques uns ayant fait trop connaissance avec le « mastic » d’où beaucoup de bruit. Aussi est ce sous notre tente, bien calmes que nous nous sommes couchés vers 9 h. Où sont les réveillons du pays et même celui de l’an dernier en Alsace. Le 25 déc – un soleil magnifique pour cette journée de Noël, vers 8 heures il y a eu messe en plein air mais au TR on a tellement à faire que

Feuillet 37 - verso

l’on ne peut y assister. Il y a aura ce soir un peu de suppléments pour nous, mais qu’es-ce que cela pour un jour de Noël. Je termine mon courrier qui est confié à un sous-off qui nous quitte, libéré de cette guerre et de toutes les misères d’ici. Près de Kzorgine, en plein air le 25 décembre 1915 19 h Alexandre 20 km de Salonique 6 Km de la voie de Salonique - Constantinople
Pour la suite, cliquer ici © Copyright - héritiers Alexandre Plaforêt - "Carnets d'Orient" - 2007 - tous droits réservés