Le voyage sur l'Indiana
Feuillet I - recto
Parti de Montluel à 5 h ¼
A Lyon-Brotteaux à 7 heures. Long arrêt, on distingue les endroits connus
quoique le temps soit très brumeux, on aperçoit Fourvière. Le train
part très lentement, même trop quand arrivera t’on ?Feuillet
I – verso
Arrivé
à Tain à 10 h 50, nous sommes dans la région sentant le Midi. La
végétation est partout très verte, beaucoup de vignes, mais surtout des
pêchers, pruniers etc., .. Il fait un temps moins froid que d’où nous
venons, le soleil se montre un peu. Nous suivons le cours du Rhône qui
n’a pas l’air bien terrible, il chemine parmi de grands bancs de
graviers et coupé par de petites îles toutes vertes. A Valence arrivée à
11 h 20, 5 minutes d’arrêt, on descend pour se dégourdir un peu, grand
brouhaha sous la gare, préparatifs de déjeuner ; menu : singe, pâté de
foie, fromage et le pot de gelée que je vais servir. Le tout bien
arrosé car nous avons le petit fût dans notre compartiment. Livron, midi
: grosse gare où il y a beaucoup de trafic, pas de vignes, mais des
mûriers en quantité tout le long jusqu’à Montélimar où nous arrivons à
12 h 30.Feuillet II – recto
Ce qui
est
beau est de voir le Rhône aux flots bleus et de chaque côté des
montagnes, les Alpes qui viennent mourir dans la plaine et les
montagnes sauvages de l’Ardèche dénudées et laissant à nu le roc blanc.
Nous avons traversé la Drôme, très peu d’eau en ce moment, pourtant le
lit de gravier est immense et il doit y avoir de fortes
crues.
Nous avons vu le Rhône navigable d’où un remorqueur remontait un chaland
vers le Nord. Toujours la verte végétation, ce n’est pas l’automne,
tout est vert comme au mois de juillet ; Orange 2 h 20. Il fait un
temps clair et un beau soleil, le paysage est varié et comme maisons,
cela sent le midi ; on voit des oliviers en masse et aussi Feuillet
II – verso
des
vignes qui sont défeuillées depuis longtemps ; on en voit qui sont
noyées par l’inondation à cause des maladies. Partout dans les champs,
le long de la voie des rideaux de pins pour arrêter le mistral. Tous les
arbres sont très inclinés par suite de la violence du vent. Nous
arrivons à Avignon à 3 h 35 ; très jolie ville et on peut voir en
passant le fameux château des Papes à quelques centaines de mètres de
la voie ; On s’arrête en dehors de la gare 15 min. ; si ça continue on
ne verra rien de Marseille car il sera nuit et nous en sommes encore à
120 Km. De là, à Tarascon où nous passons à 4 h 35, sur le parcours
d’Avignon à Tarascon on ne rencontre que champs d’oliviers, puis aussi
des masses de rochers s’étendant tout le longFeuillet III - recto
Arles
5 h. On a une distribution de café par une infirmière de la C.R. - Croix-Rouge. On
traverse la Crau qui ressemble au désert, par la suite cela vaut mieux
mais cela ne vaut pas la vraie vallée du Rhône. Nous sommes à Miramas à
6 h ¼, arrêt et l’on se remet à table. Il fait nuit et on va dormir
jusqu’à Marseille où on arrive à 8 h. Roupillon jusqu’à Toulon où enfin
on débarque à 1 h ½. Toujours le même branle-bas d’arrivée, on part
pour La Seyne au port militaire d’où je termine cette 1ère lettre,
devant nous la mer et les grands paquebots, nous embarquons de suite
aussi je termine vite. Nous avons 2 grands bateaux pour le Régiment qui
partirons ensemble ce soir. Tout va bien mais voyez sans doute mal de
mer tout à l’heure.Feuillet III - verso
Je
pense que tu recevras cette 1ère nouvelle avec plaisir, mais comme j’ai
eu le cafard en venant après des jours si heureux être si loin, enfin
n’y prenons pas trop car on pleure et il ne faut voir en ce moment
que la tâche à accomplir. Comme je vais être heureux de savoir comment
tout s’est achevé pour toi. Je n’ai pas eu le temps de terminer ma 1ère
page.
Je
t’embrasse ma chérie bien tendrement, embrasse aussi bien la maman pour
moi
Ton grand qui t’aime davantage
AlexandreFeuillet
sans N° - recto
Le 8
octobre 1915 (10 h
du matin)
A bord de « l’Indiana »
--------
On
a beau se représenter par l’image ce que c’est qu’un gros transport, ou
un navire de guerre, on reste tout de même bouche-bée quand en est
auprès de ces grands bâtiments. Ce matin je n’ai pu te dire combien c’est
imposant car il était à peine jour ; c’est vers 5 h que je suis monté
avec mon fourbi et mon vélo ; en rade près de nous trois autres grands
navires dont La Lorraine qui prend du 372 aussi, la France à 20 m de
nous, un des plus grands d’ici ; enfin on s’installe chacun près de sa
couchette où l’on peut tenir sur un petit espace, lit étagé à deux. Ce
matin grand lavage du bateau pour les matelots, c’est très propre
partout. Un des spectacles curieux c’est l’embarquement des chevaux.
Quand les pauvres bêtes se voient suspendues dans le vide, tu peux
croire qu’elles gigotent. Comme nourriture je te dirais sous peu le
goût car nous ironsFeuillet
sans N°- verso
bientôt
à la soupe, mais il paraît qu’ici la cuisine est très bonne. J’ai vu ce
matin un groupe de soutiers indigènes, arabes ou asiatiques ce qui est
notre début dans l’élément étranger. Enfin pour terminer je te dirai
que notre Régt part le dernier, les deux autres ayant quitté la rade
cette nuit. J’ai pu voir en ville de beaux palmiers et d’autres arbres
exotiques. Il fait un temps magnifique, même chaud, la nuit n’a pas été
fraîche comme avant où nous étions. Il paraît qu’il faut 4 J. environ
pour la traversée, quelquefois 3 ½ ou bien 5 suivant l’état de la mer.
En ce moment elle est d’huile ce qui fait qu’on aura moins mal au
cœur.
Je termine, assis à l’arrière sur le pont, avec devant moi les grands
travaux du port, dans le fond la ville de Toulon bien assise au pied de
la chaîne de l’Esterel dont les rochers blanchissent très loin. En
attendant beau coup d’œil et que d’inconnu encore à voir. Nous partons
ce soir très probablement.
Bien des baisers –
AlexandreFeuillet 1 - recto
Samedi
le 9
oct - 9 h matin
J’ai
clos ma lettre hier avant de prendre mon 1er repas sur l’Indiana et je
ne puis que féliciter la cuisine qui est très bonne ; nous avions un
Bœuf sauce tomate épatant, pommes de terre et ¼ de très bon vin. Après
on fume sa cigarette sur le pont en regardant l’embarquement des
dernières voitures et quand c’est fini c’est bien plein, il y en a
jusque sur le pont. Nous sommes environ 1100, le reste du Régt est à
bord de la Lorraine avec une partie du 371ème. Bientôt on voit un va et
vient de remorqueurs ou canots à vapeur et à 1 h ½ on apprête au
démarrage. A 2 h ½ nous appareillons pour aller, par petites distances
un peu au large. Nous attendons après la passe de la Lorraine et vers 4
h nous partons carrément. J’oublie de dire queFeuillet 1 –
verso
quand
nous avons appareillé, la musique a joué à notre bord et sur la
Lorraine on nous a répondu aussi. Des saluts nous sont envoyés par des
bateaux restant au port et on peut voir du monde partout sur les quais
de Toulon. Mais nous voici franchissant la passe et on marche un peu
plus vite. La mer est calme et on ne ressent que peu de balancement.
Nous croisons un grand transport de la CR qui ramène des blessés des
Dardanelles sans doute… La Lorraine est toujours devant nous à
quelques 1200 m. Toujours pas de remous, on est vraiment bien, aussi
tout le monde est sur le pont. Bientôt c’est l’heure de la soupe qui
est prise sur le pont, toujours cuisine excellente et ¼ de vin. On
respire le bon air une grande heure après en faisant des pronostics sur
tout mais sûrement sur ce que l’on ne connaît pas beaucoup.Feuillet
2 - recto
Enfin
on va se coucher et tout le monde dort vite, vu les fatigues de la
veille et aussi par le léger bercement que l’on ressent ; Ce matin de
bonne heure, il m’a semblé que le bruit des flots était plus fort, je
monte sur le pont et je vois la mer toujours aussi tranquille quoique
le vent plus violent qu’hier, nous marchons plus vite, on file du 25 km
à l’heure, devant nous à ce moment la Lorraine à 1800 m et à notre
droite les côtes de la Corse à environ 10 à 12 km. On remarque sur les
sommets qui ont près de 2000 m d’altitude de la neige. Un moment à
notre gauche nous avons vu l’île d’Elbe ; nous sommes passés en vue de
Bastia où avec la jumelle on a pu distinguer la ville. Par moment un
voilier apparaît sur l’immensité des flots bleus, car l’eau est
fortement bleue en Méditerranée et toujoursFeuillet 2 – verso
en
avant, notre fidèle compagnon avec plus avant encore ses éclaireurs.
Mais si l’on fait des km on ne s’en aperçoit guère, très peu de
balancement à bord, à peine ressent-on la trépidation des machines
aussi n’y a-t-il pas de « mal de mer ». A 9 heures je fais la
distribution du pain, quand nous n’en aurons plus la boulangerie du bord
nous le fournira ; mais au moins si nous pouvions avoir du vin
supplémentaire car un ¼ ce n’est pas beaucoup. Seuls quelques habiles ont
pu s’en procurer, peut-être ce soir serons nous plus heureux.
La
soupe à 10 h ; menu : macaroni en bouillon, bœuf aux pommes, toujours
en sauce tomate. C’est très bon ; un peu de fromage de Montluel
économies de voyage et le ¼ de vin ; le matin à 7 h il y a le café,
bien bon mais pas trop sucré. EtFeuillet 3 - recto
nous
continuons la route ; il est 11 h ½ et les côtes de la Corse vont
bientôt disparaître, après ce sera le pays étranger que nous suivrons,
mais pourvu que cela dure, personne ne s’en plaint, au contraire tout le
monde est enchanté du voyage. Notre bateau, qui appartient à la marine
marchande italienne, va très bien, nous jetons un coup d’œil souvent
sur les guetteurs qui sont dans les mâts pour examiner l’horizon. Quand
ils signalent un bateau, il nous faut ¼ d’heure pour le distinguer. Je
descends faire la sieste, puisqu’on est tranquille. Allons dormir on
est si bien dans sa couchette. 4 h - Je n’ai pas pu dormir tranquille car
il y a eu un Exercice, mais plutôt un exercice au cas de danger, cela
consistait dans l’essayage et la présence sur le pont de tout
Feuillet 3 – verso
le monde muni
des
ceintures de sauvetage. Après
cette petite sortie on est tranquille sur le pont maintenant ; le vent
est toujours franchement debout, néanmoins on marche toujours même
allure, devant nous à 600 ou 800 m « La Lorraine », maintenant plus de
côtes, c’est la grande Bleue ; tout à l’heure nous avons vu passer un
gros cuirassé au loin, c’était un de nos plus beaux, le « Danton »
signalé par le poste de T.S.F.. Je m’arrête pour aller au concert fait
par notre musique. 5 h ½ - Très joli orchestre et concert réussi, il ne
manquait que des dames ! … Après la musique on a pris le repas du soir,
c’est assez vite fait, bœuf aux pommes de terre (toujours à la sauce
tomate) ¼ de vin très bon, mais c’est un peu limité, j’ai cependant pu
en avoir un verre en raccroc tout à l’heure. Maintenant assis sur un
tas de cordages, à l’avant, jeFeuillet 4 – recto
je
ne puis que dire, de l’eau, toujours de l’eau avec « La Lorraine » à
400 m de nous environ, rien à signaler. Demain soir nous aurons
sûrement en vue les côtes de Sicile. Dimanche matin 6 h – 10
oct. A notre réveil tout à l’heure nous avons constaté que ça
remuait davantage. Je monte sur le pont et il m’a semblé devenir ivre.
Malgré cela il faut surmonter le vertige sans quoi on est forcé de «
tourner » complètement. Je me suis bien lavé et j’ai mangé un bon
morceau et suis resté sur le pont. Je vois bien que je ressens les
effets du « mal » mais je tiens à rester, du reste il y en a beaucoup
avec moi, il est vrai que déjà il y en a qui ont « renvoyé » aux
poissons. Devant nous « La Lorraine » à 500 m, près d’elle un
contre-torpilleur. Nous marchons à bonne allure. Le temps est très
clair, il fait un beau soleil, le vent est moinsFeuillet 4 –
verso
fort, mais la mer est
plus agitée que d’habitude. Il est vrai que nous voici dans le parages
de l’Adriatique. Midi –
Il y a eu quelques distractions ce matin, d’abord un torpilleur est
passé à une dizaine de mètres de nous et nous l’avons salué selon
l’usage par des hurrahs ; après nous avons vu de nombreux voiliers qui
étaient à la pêche, ces légères barques dansaient sur les flots et
c’était joli de voir ces oiseaux blancs ; après nous avons traversé des
parages où les marsouins nous ont suivi en faisant de grands sauts pour
attraper soit les mouettes ou bien les restes qu’on leur jetait. Comme
c’est dimanche, il y a eu messe à bord par un abbé de chez nous.
Beaucoup de monde avec des morceaux de musique pendant la cérémonie.
Maintenant nousFeuillet 5 – recto
nous
préparons à faire un exercice de sauvetage, tout le monde est pieds nus
et nous monterons sur le pont en vitesse pour mettre la ceinture de
sauvetage. Nous
marchons à plus forte allure qu’hier, la mer est un
peu moins houleuse que ce matin quoique toujours très tranquille.
Pourvu que cela dure tout ira bien. 6 heures - Nous avons fait ce
simulacre de sauvetage assez vite et la vie du bord a recommencé sauf
pour quelques uns qui ont eu le mal de mer. 8 h – Vers le soir après la
soupe prise assez vite car pour le repas du soir nous avons un seul
plat, bœuf aux haricots ou autres légumes, toujours à la sauce tomate,
nous avons assisté à un concert improvisé sur l’avant par un groupe de
Lyonnais qui nous ont bien fait rire. On s’est couché sans conviction
de dormir parce qu’il faisait trop chaud et parce que le vent
augmentait un peu le roulis accru encore par l’augmentation de la
vitesse.Feuillet
5 – verso
Lundi
11 oct -
Quelle nuit ! Chaleur torride dans les chambres. Heureusement que je me
trouve près d’une cage où l’air arrive, malgré cela j’ai étouffé,
néanmoins bonne nuit, pas de malaise. Ce matin levé à 6 h ½, j’ai
trouvé la mer toujours aussi calme, pas de vent ou peu. Aussi tous se
trouvent mieux que la veille, on est moins lourd ; A 9 h 2ème séance
de vaccination anti cholérique, opération sans douleur comme la 1ère.
Une bonne mesure aujourd’hui, nous touchons ½ l de vin en plus que nous
paie l’officier, ce qui nous fait 1 l. pour la journée. Ce n’est pas
trop, avec cette chaleur et on ne peut guère compter sur l’eau du bord
qui est plutôt tiède. Nous avons, paraît-il dépassé Malte, nous voguons
toujours vers un lieu inconnu, peu importe pourvu qu’on accoste sans
mal. Je crois que j’ai échappé au « mal de mer ». Je me trouve tout à
fait bien, un appétit terrible, et pas le moindre travail. Mais
toujours pas de terre en vue, c’est toujours la grande Bleue.Feuillet
6 – recto
Cependant
nous finirons bien par en voir la fin. Une chose à voir le soir c’est
dans l’écume de l’eau faite par le passage du bateau une foule de
petites parties phosphorescentes produites sans doute par des
animalcules de l’eau, on dirait de petites ampoules électriques. Quel
changement de climat ! depuis deux jours j’ai enlevé le maillot, et
maintenant je circule comme la plupart sans veste ; au soleil on grille
comme en plein mois d’août et si ça dure on ne pensera pas aux effets
d’hiver. 6 heures. Toujours rien en vue, partout l’eau bleue comme
celle que les femmes passent leur linge, « La Lorraine » est toujours
devant nous et elle est précédée d’un torpilleur qui veille. Il fait
encore chaud sur le pont et qu’est ce que ce sera dans les chambres,
aussi je vais rester un peu tard là dessus. Mardi
12 oct – 7 h du matin. De
bonne heure chacun s’est levé ce matin car par les hublots on
apercevait la terre. Aussitôt monté sur le pont, nous voyions à notre
gaucheFeuillet
6 – verso
l’île
de Crète qui est
très grande, mais qui paraît très montagneuse. Devant nous, il y a
bonne escorte : cinq torpilleurs ou contre-torpilleurs donc voyage de
sécurité, la mer est très bonne, le vent est plus fort qu’hier et il
fait surtout moins chaud, nous voguons cette fois vers le Nord par la
mer Egée bientôt ; à un moment nous dépassons un vapeur grec ayant
beaucoup de passagers (et passagères) à bord. On se salue et on agite
les mouchoirs. Maintenant nous sommes à une douzaine de Km de la côte
de l’île, que nous contournons pour remonter ensuite franchement. On
distingue très bien à la jumelle tous les villages qui se trouvent sur
notre passage : 11 h ½ nous avons légèrement obliqué dans notre route
et toujours nous apercevons la côte ; discussion très animée depuis le
matin car ce qu’on croyait l’île de Crète se trouve être la Grèce. Le
matin nous avons vu un peu à notre droite de la terre.Feuillet
7 – recto
Ce
qui devait être l’île, nous sommes donc passés entre l’île et la
Grèce, maintenant il s’agit de remonter vers le Nord à travers
l’archipel. Il paraît qu’on arrivera demain matin, vivement le vieux
plancher des vaches. La mer est toujours tranquille, le temps au beau
car il fait un soleil magnifique sans toutefois être brûlant comme
hier. Il faut croire que nous avons de la veine pour cette traversée,
pour donner une idée de la stabilité du bateau : nous avons toujours
distribué le vin, les quarts posés sur le plancher du pont en les
remplissant sans que le roulis les fasse rouler, c’est donc une vraie
chance pour les aspirants au « mal de mer ». 2 h ½ - Toujours beau
temps et mer excellente, nous traversons les Cyclades, à gauche ou à
droite des îles ; une petite ville toute blanche nous apparaît à
droite, perchée dans la montagne qui semble complètement aride. La
journée s’achè-
Feuillet 7 – verso
-ve
dans le
calme ; on voit de chaque côté la terre et, précédant la Lorraine, 7 à 8
vaisseaux de guerre. Le vent devient de plus en plus fort vers le soir
; malgré cela la mer quoique un peu moutonneuse est toujours
tranquille. Vers 7 h on descend pour passer la dernière nuit. Un peu de
chahut dans les chambres vu les distributions de vin.
Mercredi
13 octobre 1915 –
7 h du matin. Nous approchons du but, nous devrions être arrivés et
encore pas d’accostage. Le temps est couvert mais toujours beau la mer
a changé sa couleur, nous voguons dans l’eau un peu verte, nous
apercevons des terres surtout à droite. En avant aussi il y en a et il
se pourrait bien qu’on ne soit pas loin du but. Tous sont contents de
quitter le bateau pour la terre, et pourtant nous avions beaucoup
d’avantages là-dessus. Les préparatifs de débarquement se font à bord
et nous ne devons pas être loin. 7 h ½ - nous rencontrons des voiliers
de pêcheurs, donc nous voici dans des parages habités. 9 heures – Je
note mes dernières impressions car nous entronsFeuillet 8 –
recto
dans
le golfe de Salonique. Nous venons de dépasser un cordon de mines
barrant l’entrée et maintenant la mer est calme comme sur un lac,
devant nous la ville à 6 Km environ, nous avançons lentement mais que
c’est beau, une entrée de port immense, la ville paraît très grande.
C’est plein de vaisseaux à l’avant. J’arrête car je veux voir ce coup
d’œil magnifique. Nous passons devant la ville pour s’amarrer un peu au
large. 11 heures – La soupe est mangée et je vais descendre avec les
1ers pour attendre à terre le TR et lui donner la direction. La journée
est belle et le coup d’œil inoubliable.
La suite dès que possible
Alexandre
Donner indications aux personnes qui s‘y intéresseraient
Feuillet 8 – verso
non annotéFeuillet 9 – recto
Le
13 octobre 1915, après la soupe du matin nous faisons nos
préparatifs de
descente, nous partons toute la CHR et d’autres, à bord du remorqueur «
Bufle » et un quart d’heure après nous accostons après différentes
manœuvres, car l’abord du port de Salonique est très mal organisé.
Comme
je suis seul du TR, je dois attendre à quai des ordres pour la direction
de ceux qui vont débarquer et comme cela durera longtemps j’ai le temps
de regarder tout autour de moi. D’abord je dois dire que si ce n’était
pas la guerre, je resterai comme une tomate devant tout ce qui se passe
alentour mais après 14 mois de campagne on ne s’épate de rien.
Cependant le tableau est nouveau pour moi qui ne l’est vu encore qu’en
gravures. Des bateaux depuis les plus petits jusqu’aux plus grands sont
là, chargés de tout, des remorqueurs puissants accostent chargés de
troupes. Un grand transport arrive tout à fait à quai ce qui me montre
que là seul peut être les gros vaisseaux accostent, il est chargé deFeuillet
9 – verso
troupes,
chasseurs d’afrique venant d’Alexandrie. Il lui faut longtemps avant de
venir au ras du quai mais cependant il y parvient. Un tout petit espace
seulement pour les premiers pas à terre et je me demande comment on
fera descendre chevaux et voitures. Mais une Cie de zouaves arrive
charger du matériel qui encombre le quai, élargissant un peu
l’emplacement. De tous côtés un peu en arrière une foule de porteurs,
de négociants sont là, déchargeant ou chargeant des marchandises. Il y a
ici un coup d’œil à retenir tant par la variété de gens et de costumes
que par les moyens de transport qu’ils emploient. De petits chevaux
traînent des charges doubles de chez nous, des bœufs noirs aux longues
cornes tordues sont attelés à des chariots bizarres ; les marchandises
sont portées à dos d’homme par des porteurs habillés pauvrement dans
des costumes à l’orientale, presque tous nu-pieds ou en sandales
misérables. Il fait chaud et une petite sortie est nécessaire pour
boire un bock etFeuillet 10 – recto
faire
connaissance avec la ville. Les premiers pas dans la rue vous font voir
une foule de flâneurs arrêtés devant n’importe quoi et on est abordé
par des camelots qui vous offrent en insistant toutes espèces de choses
mais surtout tabac et cigarettes. Quand on passe devant un
établissement de vins cela sent une forte et mauvaise odeur de cuisine
à l’huile, du reste partout on retrouvera ce goût qui vous infecte.
Cependant on est sollicité à toutes ces portes par les « bistrots » qui
vous vantent leur bon vin, la bonne bière et on entre enfin chez l’un
d’eux. On y vend le poisson grillé ou frit, partout il y a en a on peut
demander à boire. La bière n’est pas trop mauvaise mais le vin qu’on
prend dans un bidon a un drôle de goût. On retrouvera ce parfum dans
presque tous les vins d’origine orientale. En tous cas je ne le trouve
pas fameux. On rentre au port après avoir vu l’emplacement où nous
caserons momentanément notre suite de voitures et de chevaux. Bientôt
il
Feuillet 10 – verso
faut
débarquer chevaux et voitures ce qui n’est pas facile. Un long arrêt se
produit et la fin du débarquement ne se fera que vers 11 h. Nouvelle
visite en ville pour manger quelque chose. Cette fois on s’aperçoit que
non seulement on est estampé mais qu’on perd sur notre argent. Mais il
faut y passer et on sort dégoûté déjà de la région ; après il nous faut
aller au quai où un remorqueur a amené tout le reste du TR. Ce n’est
que vers 3 h que tout est déchargé et il est 4 h quand tout est groupé.
Nous quittons la ville endormie au petit jour à travers des rues mal
pavées, pleines de trous. Nous nous dirigeons vers le camp distant de 4
à 5 km où nous arrivons vers 5 h ½. Partout on aperçoit des tentes et
d’un côté de la route, en face de nous, le camp anglais. Il faut de
suite procéder à notre installation. On dresse avec 2 charrettes et de
grandes bâches le bureau qui servira de chambre à coucher aussi. Enfin
la journée se passe enFeuillet 11 – recto
distributions
de toutes sortes et le soir vers 6 h tout le monde est couché car il
faut rattraper le sommeil de la veille. Le
15 octobre 1915. Une constatation faite
dès notre arrivée est la pénurie d’eau. Impossible d‘en trouver à moins
de 1200 m et encore faut-il faire queue à certains moments. Nous
assistons tout le jour au défilé de l’armée grecque car la mobilisation
se poursuit. On remarque la cavalerie ou les T.R avec leurs petits
chevaux et beaucoup d’ânes. L’infanterie passe en chantant, mais elle
ne laisse pas une grande impression de force, l’allure est nonchalante,
pas d’ordre dans la marche et un peu tous les genres d’équipement. Les
chasseurs avec leurs sandales à pompon et leur culotte font l’objet de
notre curiosité. Les Anglais continuent à amener des approvisionnements
de toutes sortes et ils ont déjà des camions-autos très nombreux et
emploient aussi beaucoup d’indigènes. La pluie est venue et
cela ne sera pas gai si ça continue.
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